Chapitre 1

20 minutes de lecture

« L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant. »

FLAUBERT


Je venais d’emménager à Londres, dans un tout nouvel appartement qui me donnait raison d’avoir choisi la grisaille de The Big Smoke. Parfaitement situé, pas trop central, juste ce qu’il fallait de populaire, au milieu d’une adorable ruelle pittoresque, où l’on aurait pu voir débarquer quelque créature elfique sans s’en émouvoir. Un jardin secret. Je m’y étais tout de suite sentie bien, et bien n’était pas suffisant, il fallait bien dire qu’il m’allait comme un gant. On s’y sentait un peu comme au début d’un film de Noël aux accents britanniques, vautré dans un canapé profond, dans une ambiance aussi moelleuse qu’un cupcake.

La dernière fois que je m’étais sentie autant à mon aise, c’était en Irlande. Ce petit bout de terre m’avait toujours convenu, incontestablement. J’étais prête à y écrire une nouvelle histoire, bien que celle-ci fusse en partie déjà écrite.

D’humeur rosée ce jour-là, je sortis de l’appartement en claquant la porte, dévalai les escaliers en bois franc, une main baladeuse glissant le long des murs couleur crème, l’autre sur la rambarde, emmenant quelques écailles de peinture verte dans ma course. Joie d’enfant. Je déboulai dans la rue et inspirai une première fois, longue, pour m’imprégner de l’ambiance, et cette atmosphère enivrante qui stimulait tant mon envie d’écrire. Ainsi que de coutume, la rue n’était ni trop bondée, ni trop vide. Le manque de fréquentation avait le don de me déprimer ouvertement. Le vide, en ville, comme ailleurs, consumait ma joie, zappait mon moral à une vitesse fulgurante. J’avais ce besoin incandescent de témoignages vivants d’activité, là où je me trouvais présentement, comme pour me rassurer sur ma place dans le monde, comme pour ne pas manquer quelque chose.

Je m’arrêtai à la librairie qui faisait l’angle, juste en bas de notre immeuble – pouvait-on appeler immeuble un bâtiment aussi charmant ? – et me félicitai d’avoir aussi bien choisi mon lieu de résidence. La librairie faisait également maison d’édition et salon de thé – un fameux concept londonien que j’affectionnais tout particulièrement. J’entrai et saluai les libraires. Deux d’entre elles m’étaient devenues proches, j’aurais presque pu les qualifier d’amies, mais je n’étais pas suffisamment des choses de l’amitié pour me le figurer. Peut-être qu’elle si – tiens, intéressant, est-ce qu’elles pensaient que j’étais leur amie ? Quel était donc le curseur, chez les autres ? Il fallait admettre que je ne me posais guère la question, peut-être de peur de connaitre la réponse, qui sait. Une autre de mes principales peurs résidait peut-être en le rejet par l’autre. Ce satané besoin d’être apprécié par tout le monde… Mais je me soignais.

Pour toute réponse, Mary, celle qui rodait toujours entre la salle des livres et l’atelier d’édition, m’étreignit légèrement, à la manière des Britanniques. Elle et July me demandèrent des nouvelles de mon livre, je leur répondis par un regard malicieux savamment étudié. Mary, la plus petite et potelée des deux, poussa un cri de joie étranglé par l’excitation : « What? No way! Il est prêt ? Allez, montre ! ».

Ignorant la foule de questions qui lui obstruait les lèvres, je lui tendis pour toute réponse le manuscrit, qu’elle m’arracha des mains. Elle m’ordonna de patienter quelques minutes. Elle disparut. Je patientai beaucoup plus que quelques minutes. J’entrepris de consulter les rayonnages, saisissant de temps à autre un livre pour le feuilleter tranquillement. July, la plus discrète, me laissa librement vaquer à cette occupation. Elle savait, July. Elle connaissait les gens. Il était aisé pour elle de savoir si quelqu’un requérait sa sollicitation, ou s’il valait mieux à l’inverse le laisser vaquer à ses occupations. Il fallait dire que ceux qui partageaient l’amour des livres partageaient bien des attributs. Mais j’avais toujours admiré cette qualité, chez les gens, cette sorte d’intelligence sociale, qui permettait d’être tout aussi présent que respectueux du silence.

Mary revint tout à coup avec un nouvel objet dans les mains. Je compris rapidement qu’il s’agissait à de mon roman, vêtu d’une toute nouvelle apparence. « Oh, il a fière allure. » On avait rassemblé et ordonné les pages de sorte que rien ne dépasse, on les avait revêtues d’une couverture, colorée et lisse, captivant l’œil, et le tout ressemblait à s’y méprendre à un ouvrage digne de se trouver sur l’une de ces étagères. A voir sa tenue sage dans la main de la librairie, il semblait respecter la « main parfaite », située entre deux cents et cinq cents pages. Aussi tenait-il aisément, semblait-il, dans toute main. Elle me le tendit, et j’ignore pourquoi mais j’osai à peine le prendre – je crois que je souhaitais retarder ce moment, ce moment où le rêve devenait réalité, sans trêve.

Je m’en saisis, et constatai à l’ouverture que la mise en forme n’était pas finie.

— En réalité, il s’agit d’un semblant d’édition qui vise à te montrer vers quoi il tendra une fois publié pour de vrai, expliqua Mary en accusant de son regard noisette la pagination imparfaite.

Une émotion immense m’envahit à ce moment-là, et je saisis la libraire dans les bras. Des larmes incontrôlables se mirent à couler sur mes joues, et finirent par dégringoler sur son chemisier fleuri. L’on aurait dit que ses roses pleuraient, elles aussi. Mais elles avaient le gout de joie, ces larmes, et peut-être un peu de nostalgie. En fait, j’avais rarement ressenti un bonheur aussi intense. Un sentiment d’ultime. C’en était presque douloureux. Exaltant.

Après nos effusions heureuses, je sortis de la boutique l’esprit en fleur. Mary et July m’avaient assuré qu’elles effectueraient une relecture sous vingt-quatre heures et m’avaient fait promettre de repasser le lendemain, voire le soir-même. Je leur avais témoigné toute ma reconnaissance, vibrante d’émotion, et j’aurais juré déceler dans leurs yeux des larmes, ou bien seulement qu’ils brillaient intensément ce jour-ci, malgré le ciel terne. Ces deux-là suivaient l’avancée de mon projet de près et ce depuis mon emménagement, et j’avais parfois même l’impression qu’elles le vivaient un peu par procuration, ce bouquin, cette édition. Pourtant, quand je leur posais la question, elles optaient constamment pour la même réponse évasive, du type « Oh, tu sais, chacun a sa place, la mienne est entre les rayons ». Chaque fois, je ne trouvais rien à redire, alors chaque fois, j’acquiesçais en silence, à cette rengaine assénée sagement comme une vérité absolue.

Je prévoyais de me rendre à l’épicerie pour effectuer quelques courses, à peine de quoi me restaurer – je n’achetais jamais en gros, je ne savais pas faire, je préférais écouter mes envies le moment venus plutôt que regarder mon réfrigérateur avec dépit, bref, j’aimais vivre au fil de l’eau, c’était à la fois doux et aventureux, soyeux. Je venais de faire quelques pas à peine lorsque je manquai de défaillir. Je peinai d’abord à le reconnaitre. Je peinai d’abord à le reconnaitre, tout de suite, puis, immanquablement, je le reconnus, C. Je manquai de le percuter de plein fouet. En lieu et place, il m’attrapa la manche, pour me retenir à quelques centimètres de lui, éviter le choc. Eviter le choc. Eviter.

Effet de choc, je ne parvins pas à articuler deux mots. Mon cœur hésita entre l’accélération ultime et l’arrêt absolu. Fini. C. C. ne me laissa pas le temps de choisir. Il m’attrapait désormais le bras d’une main pleine, ne me lâchait plus, de tous ses doigts pressés contre ma peau, immanquablement, non, je ne rêvais pas, oui, c’était lui. Oui, c’était lui, c’était son geste. Son geste m’évita de justesse de défaillir. En apparence. Il dut se rendre compte de ma pâleur, pour agir ainsi. J’étais pétrifiée, ou transie, ou les deux.

— Bonjour, quelle surprise ! Que fais-tu ici ?

Sa voix, sombre, pourtant si claire, me fit l’effet d’un fouet, d’un retour en arrière. Soudain. D’un retour en arrière soudain. Soudain tremblante, je ne sus que répondre. En perte totale de mes moyens, je tremblai. Je lui désignai du menton l’étage du dessus, en balbutiant un « j’habite ici » peu convaincant. Il fit fi de mon trouble. Lui s’exprimait sans gêne. Sans gêne. Comme. Comme à son habitude.

— Génial, tu es bien placée ! Tu habites ici depuis quand, et pourquoi ?

Il avait ce ton. Ce ton enjoué qu’il savait si bien faire, il le portait si bien, ce ton, il savait si bien en jouer. Sa voix claire, l’on aurait dit un ange. Ses yeux, sa bouche, son nez, l’on aurait dit un ange. Tout était noir, pourtant, et pourtant si lumineux dans ce tableau. Tout était noir, pourtant, et pourtant si lumineux.

La séance de question était ouverte. Je tâchais de répondre tant bien que mal à chacune d’elle en ravalant chaque fois ma salive, ainsi que celles qui me passaient par la tête, pourquoi as-tu fait ça, est-ce que tu as pensé à moi, as-tu regretté d’être parti, as-tu fait ça avec une autre, et surtout, mais quel était ce terrible secret que tu portais, à la fin ? Tu peux me le dire maintenant, c’était il y a si longtemps. J’espère que tu vas bien. Enfin, non, j’espère que tu vas mal. Enfin, non, je n’espère rien du tout, je ne pense plus du tout à toi. J’avais envie de lui crier les vrais sujets, les casseroles, ceux qui traînaient éternellement dans un coin de la tête, teintant les vitres qui donnaient sur l’extérieur et ne se nettoyaient pas au Vitrol.

Je finis enfin par me détendre. Nous discutions normalement à présent, depuis un temps indéterminé. Nous discutions surtout au présent, comme si le passé risquait de nous bruler. Il me questionna au sujet de ma présence à la librairie. Je me demandai depuis combien de temps il m’avait vue, lui. Lui. Pourquoi lui, putain ; c’était le seul que j’étais censée oublier. Ce que je n’avais pas réussi à faire, by the way. Par réflexe, instinct de survie, que sais-je, je lui montrai le manuscrit que je tenais encore entre les mains, comme une protection entre moi et lui, entre mon ancienne moi et ma nouvelle vie. Etonnamment ou non, il parut sincèrement ravi. J’oubliai, alors, de me méfier de son comportement. Me méfier. Encore. Puis, au bout de plusieurs minutes à échanger sur le trottoir, à la merci des regards inconnus, il me proposa de nous rendre dans un café aux fins de poursuivre notre conversation là où elle en était. Là, j’hésitai. Profondément, sans rien montrer de ma lutte intérieure. Cela dit, je ne commettais rien de mal. D’aucun trouvaient même cela plutôt positif, de lutter contre ses démons. Peut-être en sortirais-je grandie. Certainement, oui, peut-être.

J’acceptai donc sa proposition, et nous nous rendîmes dans un salon de thé non loin de mon logement. Je luttai contre des sensations de déjà-vu intenses tandis que le souvenir de sensations anciennes affleura à ma conscience. Je sentais par moment mon corps se tendre, mes tempes trembler et des vertiges poindre. Le souffle court, les mains moites, je revivais cette sensation encore et encore. J’avais pourtant appris à l’oublier, avec le temps. Si mon cerveau en avait fait l’effort, ma peau, elle, détenait toujours son empreinte. Je ressentis encore son souffle, bien qu’il se trouvât à une distance raisonnable de moi-même. Mais qu’est-ce qui était raisonnable en lui ? Avec lui ? Rien, rien de tout ce corps, de tout ce visage, de toute cette âme, n’était raisonnable. Et la sensation de lui qui se rapprochait encore. De mon corps. De ma poitrine. De mon cœur. Mon instinct… Beurk.

Je dus avouer que nous passâmes un moment fort agréable, me rappelant malgré moi à de bons souvenirs, ainsi que les sensations allant de pair avec le souvenir. Je détenais un hippocampe admirable, si bien que je cultivais une mémoire des sensations étonnante. C’était peut-être à cet endroit, que précisément, je puisais mon inspiration.

Après le café, nous marchâmes dans les rues comme nous avions l’habitude de le faire. Flânant et bavardant comme si nous n’avions rien de mieux ni rien d’autre à faire. Ne pas s’apercevoir de l’heure, ni des manquements à venir. Rien d’autre que nos souffles coordonnés dans l’attente de la phrase de l’autre. Ce qu’il va dire. Nous allions nous tenir en haleine. C’était un jeu à deux auquel sous savions parfaitement jouer. Nous savions nous plaire. Et le premier qui perdait… Nous mettions en jeu notre fierté, en frontale de notre tempérament. Le premier qui perdait était pris de court, pris par les sentiments, pris tout court. Il s’était fait doubler, s’était certainement trompé, et avait oublié. Il avait oublié que nous jouions, que les règles du jeu s’appliquaient invariablement et inconséquemment. J’avais adoré oublier. Et plus encore, j’avais adoré jouer.

Je ne vis pas l’après-midi passer. Dans la dentelle de nos échanges, dans la moiteur des rues quasiment vides de l’été indien, dans les pavés défilant sous mes pieds auxquels mes yeux étaient rivés, sous hypnose, quand ils n’étaient pas rivés aux siens, je ne vis pas le temps. Au coin de la rue, là où nos chemins se séparaient sans doute, il me proposa à la place d’aller boire un verre. J’acceptai cette fois avec moins de difficultés que la première. Lorsqu’il me suggéra la librairie, je crus avoir mal entendu. Il était adepte de cela, C. En la matière, il était brillant. Il se montrait foncièrement à l’écoute des autres, de moi particulièrement – car plus rien ne semblait importer d’autre dans ses yeux. Il retenait les informations qui appartenait au cœur, et pour montrer qu’il en faisait autant, il émettait des propositions et des cadeaux qui le marquaient, ce cœur. Ce comportement relevait-il de la bienveillance ou d’une manipulation étudiée ? Mon curseur avait varié au gré des phases de notre relation. Voici le cadeau qu’il venait de me faire :

— Nous n’avons qu’à aller à ta librairie, comme ça tu me montres un peu de ton univers, et tu me parles de ton roman.

A cette seule phrase, j’avais pénétré un nouveau monde. Ainsi enrobée de sa voix, toute initiative me semblait féconde. J’avais à nouveau hésité, pour le paraitre et la conscience, non pas pour les mêmes raisons, mais en réalité j’avais déjà pris ma décision. Ce territoire m’était pourtant cher et intime. Le laisser pénétrer dans cette enceinte risquait d’atteindre mes protections. Je décidai visiblement d’ignorer ces alertes, puisque nous nous retrouvâmes quelques temps après assis devant le comptoir, une table de marbre beige brut, lisse, aux lignes épurées, représentant l’élégance moderne et atypique de la librairie. Il commanda deux cocktails, le sien, ainsi que mon favori de l’époque. Ce geste me fit rire. En sirotant mon bloody mary, je l’écoutai évoquer nos bêtises de l’époque. Nous glissions sur un terrain sensible. Je faisais mine de ne pas m’en apercevoir. Visiblement, lui aussi. En réalité, ni lui ni moi n’étions dupe. L’intelligence nous avait toujours attirés ; nos intelligences réciproques n’échappant pas à la règle, nous étions parfaitement conscients du potentiel de l’autre.

Nous sortîmes fumer une cigarette, du moins moi, car lui ne fumait pas, prendre l’air, marcher un peu au soleil, ou ce qu’il en restait, du moins. Nous approchions de la fin de l’après-midi, et avec elle, le début de soirée, les prémices de la nuit. Et avec elles, ce frisson exaltant annonciateur des nuits de grandeur, de celles où l’âme finit par toucher le ciel.

Le soleil ne durait pas, à Londres. Il dardait ses derniers rayons sur le mur contre lequel j’appuyai une épaule revêche. C. était tout proche. Trop, peut-être ? Il n’était rien de trop, à cette heure du jour, lorsque le jour finit et que la nuit commence à peine, à cette heure du jour où rien n’est encore défini, où le corps et l’esprit sont à prendre, en attendant que se dessine un nouveau jour.

Tout à coup, il se pencha vers moi et embrassa mes lèvres. Plaqua d’abord sa bouche sur la mienne, puis une main contre le mur, et l’autre finit par se poser sur ma hanche, là où les caresses prenaient tout leur sens. Je fus la première surprise par son geste. Surprise également de constater que je ne le refusai guère. Je m’étais connu plus vive, plus réactive, lorsque cela importait, lorsqu’il le fallait vraiment. Du reste, j’étais comme tétanisée, inerte, simplement alanguie, et une sorte de logique bizarre, funambulesque, avait imprégné ma tête : de toutes les façons, C. était le passé, et le passé, même dans le présent, cela ne comptait pas, pas vraiment, comme si la réalité présente appartenait à la même que celle du passé, qu’elle nous renvoyait à un temps révolu qui transposait ce moment dans un espace hors du temps, nous protégeant des conséquences de ce qui pourrait se produire dans ce présent-ci… pour l’instant. Et ça s’était déroulé comme ça, ça s’était étiré dans le temps. Je ne m’appartenais pas, je ne m’appartenais plus, j’étais dans ses bras, et ses bras appartenaient à ailleurs, ou à nulle part, ou à ailleurs dans un autre monde.

Nous nous étions embrassés longuement. Il m’avait prise dans ses bras, et étreinte langoureusement, comme il avait l’habitude de le faire, à l’époque, excepté que là, c’était différent. Une autre force dictait son geste, une autre sagesse, voire une autre ambition. C’était différent. Je réprimai les papillons nés dans le ventre qui s’envolèrent en tous sens. Ce n’était pas le moment, non, ce n’était plus le moment. Ça ne l’avait jamais été, d’ailleurs. Le baiser me laissa pantelante. Les joues rouges, l’air gêné et les yeux brillants, je n’avais pas fière allure, et lui non plus, cependant. Je lui proposai que nous retournions à l’intérieur, et que nous oubliions ce moment. Mais nous savions tous deux que nous ne l’oublierions pas. Ni par envie, ni par obligation. Nous étions deux êtres libres. Justement.

A l’intérieur, nous tentâmes de retrouver nos esprits. Nous sirotions nos verres. Lorsque j’entendis au bruit que l’air fait dans la paille lorsqu’il y monte, signe que la boisson vient à manquer, je proposai de commander de quoi se nourrir, de quoi grignoter au moins. Ne pas méjuger l’effet de l’alcool. Lui et moi savions parfaitement que cela laissait sous-entendre.

C’est alors qu’il se produisit cette chose étrange, le deuxième phénomène incongru de la journée : A., ma meilleure amie pénétra dans la pièce, suivie de L., l’une de ses amies de longue date, qui m’était également chère. Elles me regardèrent avec de grands yeux ébahis, et la surprise ralentit leur geste. Voyant leur initiative engagée, trop pour faire demi-tour, mais brutalement freinée par un élan de surprise, je pris les devants :

— A., L., que faites-vous là ?

Mon air trahissait mon manque d’aplomb. A. ne perdit pas la face. Elle me répondit calmement, sur un ton imperceptiblement plus élevé qu’à l’accoutumée. En toute circonstance, elle demeurait présente.

— Nous voulions te faire une surprise. Nous sommes passées chez toi, mais il n’y avait personne. Alors nous nous sommes dit que tu étais ici. Mais nous ne savions pas que tu étais avec… que tu étais accompagnée.

Le nom était resté bloqué dans la gorge. Par impossibilité ou prohibition de le prononcer. L’arc brun de ses sourcils avaient cédé à la surprise le dédain. Le demi-ovale impeccablement tracé fustigeaient l’homme, et les fustigeaient tous, par la même occasion. L’homme rompit avec la banalité du malaise qui menaçait de s’installer.

— A., ravi de te revoir. Quant à ton amie, nous n’avons pas été présentés, renchérît C.

Quel brillant comédien, C. Il savait saisir la moindre opportunité pour briller. Il était et se savait expert dans l’art de jouer des claquettes, de jouer de ses talents d’orateur et de ses charmes pour transformer la situation, quelle qu’elle fut, en opportunité de se faire valoir. Seules les rares personnes qui partageaient sa vie intime avaient connaissance de sa profonde maladresse avec les sentiments, pareille à un homme n’ayant jamais connu de mère à ses maux. Je savais la sienne, pourtant, extraordinaire.

Je revins au propos, lâchai l’homme du regard. Une fois les présentations faites et la raison de notre présence expliquée, je leur proposai de prendre une chaise pour s’installer à nos côtés. A. feignit de ne pas vouloir s’imposer quand L. lui soutint de rester. Pour ne pas se montrer impolie, réalisant aussi peut-être que sa présence pourrait empêcher d’éventuelles déconvenues, elle tira la chaise derrière elle, et, sans plus attendre, commanda un verre. Comment faire de cette situation un moment agréable, alors qu’elle n’était pas annoncée comme tel ? Telle était présentement ma préoccupation première.

Je jetai un œil aux étagères tandis que L. commandait son verre, et rebouclai sur les actualités de mon œuvre. Les filles me félicitèrent allègrement. La situation se détendit légèrement. Dès que l’occasion se présenta, A. me proposa de sortir fumer une cigarette. Aussitôt qu’elle fut abritée par l’intimité de la rue, elle se jeta sur moi.

— Mais qu’est ce qui t’a pris ? Tu es folle ? Pourquoi tu restes avec lui ?

Je haussai les épaules. Je n’avais rien à y répondre, rien à dire.

— Je ne sais pas. Il y a des choses que la raison ignore.

Je n’eus pas besoin de prononcer le reste. « Regarde, toi. » Elle acquiesça, non sans m’adresser un sermon du type souviens-toi-de-ce-qu’il-t’a-fait, fais-attention-protège-toi.

Nous retournâmes à l’intérieur plus ou moins rassérénées. Peu de temps après, C. me proposa à nouveau d’aller dehors. J’acceptai l’invitation, non sans ignorer les regards appuyés de mes compères. Cependant, je savais que A. avait capitulé. D’une part, elle me connaissait comme si elle m’avait faite, et savait que je ne renoncerais qu’à ma propre initiative, se froisser n’y changerait rien, et d’autre part, elle savait qu’elle avait également pour elle-même suffisamment à faire.

Une fois dehors, il s’excusa de m’indisposer, se mit en scène comme le plus charmant des hommes, et déposa sur ma main un baiser. Cela aussi, il savait faire. Allumer la plus grande des flammes avant de la laisser sans air, exsangue, à l’abandon de ses charmes.

— J’aurai du mal à oublier ce qui vient de se produire. Quoi qu’il en soit, j’ai vraiment apprécié. Je te souhaite le meilleur pour ton livre. Et ne t’en fais pour les consommations, je les ai réglées. À bientôt, E. Du moins, je l’espère. Pour ma part, je ne pourrai jamais oublier ce baiser. Ni tous les autres.

Et il s’en alla, ses boucles blondes voletant à l’arrière de son crâne légèrement proéminent, comme un rideau tourné sur ses yeux sombres. Je demeurai sans voix, coite, à nouveau pantelante, sans plus rien n’avoir à dire, ni à faire. J’étais juste là. J‘étais là aussi quelques secondes plus tôt. Mais je n’étais déjà plus la même. Ces souvenirs, au lieu d’ajouter à ma substance, m’avait ôté une part de moi-même. Ou bien fait réaliser qu’elle venait à manquer présentement.

Je ne l’avais pas vu régler, ni s’adresser au serveur. Ces discrétions faisaient partie de son personnage, et ajoutaient à son mystère, qui toujours… Ah, rendait le personnage aussi réel qu’irréel. En faisait quelqu’un d’irremplaçable. Il m’avait eue, il m’avait eue à moi, quand personne, je dis bien personne, ne m’avait. Moi qui commençais à le connaître. Mais il m’aurait toujours. C’était la loi de l’univers. Et je venais de l’apprendre. Pour autant, à l’inverse des autres fois où je l’avais vu, je ne me sentais pas moindre, je ne me sentais pas moins vivante, une partie du cœur arrachée. Non, l’envol s’était fait de manière apaisante, et apaisée, comme si nous avions fait fi de nos anciens griefs, qu’il ne restait que le bon souvenir de nos heureux moments.

Je n’informai jamais S. de l’incident. D’une part, je ne jugeais bon de le faire. Quand, a fortiori, j’ignorais l’interprétation à y donner. Cet homme m’avait tant bouleversée, attristée, abaissée plus bas que terre, quand il m’avait tant rendue heureuse, survoltée, inconsciente, me faisant oublier le temps et le reste, les autres notamment, m’oublier moi pour m’oublier dans ses bras et au-delà des frontières de nombreux pays du monde, que je lui consacrais toujours une place spéciale dans mon cœur. Un emplacement quasi mystique qui n’existait nulle part ailleurs, pour conserver le souvenir d’avoir trop souffert, aussi, surtout, par sa faute. C’était cela, le cadeau qu’il m’avait laissé, l’essentiel.

Et d’autre part, d’une manière étrange, cette réalité parallèle, intangible, me rassurait, mais me rassurait considérablement. Au lieu de m’ébranler, elle remettait en place une composante essentielle de mon être que j’étais en passe d’oublier. Un bien-être fou s’ajouta à mon trouble, rendant complexe l’explication du sentiment. Mais si, au sortir, de ce rêve, j’avais compris une chose, c’est que je n’étais pas seulement la fiancée de S. J’étais avant tout une femme, en avais été une autre, et aurais toujours le pouvoir d’en devenir une autre après, quand bon le voudrais-je. Car j’étais moi, j’étais moi, et rien d’autre, et nous étions toujours celui que nous avions choisi de devenir, peu importe la quantité de wax posée sur les rêves.

Avant que je ne rouvre les yeux, le reste demeura flou. Il me sembla même que je volais de mes propres ailes. D’aucun disait que c’étaient sans doute les meilleurs rêves et parmi les meilleurs moments de l’existence, ceux où l’on rêve que l’on s’élève, et que l’on s’envole, et que le vol dure, et que l’on vole vraiment. Cette suprématie dont les oiseaux jouissent de l’exclusivité, était synonyme d’un grand pouvoir, d’un pouvoir sur soi, et sur les autres, par extension.

Je me réveillai en sursaut. Mon rêve avait duré une éternité. Mon esprit y demeurait encore. Je me rappelais d’absolument tout. Chaque passage, chaque seconde, chaque sensation. Je me rappelais de tout comme jamais je ne m’étais rappelé un souvenir. Au-delà du souvenir, une certitude, ou une crainte, libérée à nouveau, lâchée dans la nature. Je me sentais heureuse mais confuse, comme si mon bonheur était, lui, resté dans une autre dimension, et que je m’étais trompée de monde.

J’avais consumé la vie d’un ange. Un ange noir, certes. Mais, ce soir-là, je l’avais tué. Je l’avais tué de mes propres rêves.


***


L’amour fait ventre de tout. Si les Atrides sont condamnés, c’est davantage par la faute d’Antigone que celle d’Œdipe. L’amour est une maladie grave, une pathologie native, qui nait dans le cœur et finit par ronger l’âme. L’amour est destructeur, et menace d’ébranler le plus sain des esprits. Il agit comme une drogue, dont l’absence nous rend dépourvus, vidés de notre substance, proches du désespoir et insolubles. Au point d’orgue, il se traduit par une intensité divine, une perche, un shoot d’adrénaline. La quintessence de l’existence, le climax, est atteinte lorsque les chairs se mélangent et que plus rien n’existe autour. Ces moments, d’une exaltation telle, nous font en désirer davantage, en permanence, pour toujours. Ainsi s’alimente la flamme addictive : sentir vibrer son corps, vivre dans l’ivresse, se rendre vivre. Mais l’amour a ses moments de doutes, de troubles, d’agressivité, de violence. Qui a déjà disputé un ami comme il l’a fait avec l’être aimé ? Il y a des choses qui ne trompent pas. L’amour engendre des comportements malsains, malveillants, avides, comme un camé à l’affût de sa dose. Personne n’y touche. On exige tout, on ne veut rien partager. Et puis, à un moment, on a l’impression que l’autre ne donne plus assez. Une seule dose ne suffit plus, il faut l’augmenter.

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