PROLOGUE
Je déteste les valises. Enfin, disons plutôt que les valises me détestent.
Elles savent exactement quand s'ouvrir toutes seules pour laisser échapper ma lingerie au milieu d'un hall d'aéroport bondé, ou quand décider qu'elles sont "trop pleines" alors qu'il s'agit juste de trois robes, deux manteaux, et... Bon, d'accord : un sac entier rempli de farine de manioc et de noix de coco râpée. Mais croyez-moi : impossible de survivre à un hiver britannique sans un minimum de soleil en poudre !
Je m'appelle Mirielle, j'ai vingt-six ans, et je suis officiellement en train de ruiner ma vie.
Enfin, pas ruiner-ruiner. Disons : redémarrer.
Après une rupture plus amère qu'un cacao 100 %, et un boulot de cheffe pâtissière à Londres qui m'a laissée à deux doigts de garnir mes entremets avec mes larmes, j'ai décidé de tout plaquer.
Direction : un minuscule village d'Écosse, où j'ai acheté - oui, acheté ! - un salon de thé à moitié en ruines.
Il neige. Il fait un froid qui pourrait congeler un mojito en trois secondes. Et tout le monde ici a ce petit accent roulant, comme s'ils parlaient en fredonnant.
Moi ? Je viens de Martinique. Jusqu'à mes douze ans, mes Noëls ressemblaient à des concerts de tambours, à des tables débordantes de sorbets coco et à des guirlandes improvisées avec des fleurs fraîches. Ici, disons que l'ambiance est un peu différente.
Mais je suis prête. Prête à montrer qu'un peu de cannelle, de rhum arrangé et beaucoup de sourire peuvent réchauffer n'importe quel hiver.
Prête à croire que, peut-être, ce Noël pourrait être différent.
*
Le taxi cahote sur la route glacée, ses essuie-glaces bataillent contre une neige de plus en plus dense. À travers la vitre embuée, j'aperçois les premières maisons du village : des façades de pierre grise, coiffées de toits inclinés, sur lesquels la neige s'amasse en petites pyramides parfaites. Les cheminées fument déjà. L'air sent le bois brûlé, la tourbe, et une promesse de chaleur que je n'ai pas encore le droit de m'approprier.
Londres, avec ses sirènes, ses immeubles et ses cuisines étouffantes, me paraît soudain appartenir à une autre vie. Là-bas, j'étais la "jeune cheffe prometteuse", celle qui mêlait vanille bourbon et caramel au beurre salé, qui osait glisser du piment doux dans un opéra au chocolat.
Mais derrière les articles élogieux, il y avait mes cernes, mes crises d'angoisse à deux heures du matin, mes mains tremblantes au moment de dresser une assiette. Et puis, lui. Disons simplement qu'un homme qui vous quitte sous le prétexte « tu passes plus de temps avec tes gâteaux qu'avec moi» ne mérite pas qu'on gâche une larme supplémentaire dans son thé Earl Grey.
— Voilà, dit le chauffeur en s'arrêtant devant une devanture fatiguée. C'est ici, votre nouveau commerce ?
Je hoche la tête, un peu trop vite. Oui, c'est là. Mon salon de thé. Mon pari insensé. Les lettres dorées de l'enseigne se décollent déjà et derrière les vitres, on devine des chaises branlantes, un comptoir qui a connu des jours meilleurs et un papier peint qui semble dater de la Reine Victoria. Je souris pourtant. Parce qu'au milieu de ce décor un peu triste, j'imagine déjà les parfums de cannelle et de vanille qui s'en échapperont, les éclats de rire d'enfants la bouche pleine de biscuits et la chaleur des tasses fumantes qui réconforteront les passants frigorifiés.
J'avance ma valise, ma fidèle ennemie, qui cette fois accepte de rouler sans me trahir. Le sol craque sous mes bottes. Une bourrasque soulève mon manteau, glisse dans mon cou, et j'ai presque envie de rebrousser chemin. Mais j'entends alors une chorale au loin : des voix claires s'élèvent dans l'air glacé, entonnant un chant de Noël que je ne comprends pas tout à fait mais dont la mélodie résonne en moi.
Je ferme les yeux une seconde et j'ai l'impression d'entendre, superposés, les rythmes créoles de mon enfance, les tambours et les rires des veillées martiniquaises.
Deux mondes, deux saisons, deux moi.
La porte du salon grince quand je la pousse. Une odeur de renfermé me saute au visage, mêlée à celle du vieux bois. Je pose mes affaires, retire mes gants et passe la main sur le comptoir poussiéreux.
— On va faire des merveilles, toi et moi, je murmure.
Je ne sais pas si je me parle à moi-même ou au bâtiment. Probablement aux deux.
C'est alors que j'entends un raclement de gorge derrière moi.
Je sursaute, manque de tomber, et me retourne.
Un homme se tient dans l'embrasure de la porte voisine. Grand, large d'épaules, les cheveux bruns en bataille, une chemise à carreaux qu'il porte comme une armure et semble suffisante pour le protéger du froid. Ses sourcils froncés pourraient rivaliser avec les falaises les plus abruptes de la côte écossaise.
— Vous êtes la nouvelle ? lâche-t-il, d'une voix grave.
Je déglutis. Mon instinct me souffle que « la nouvelle » n'est pas un compliment dans sa bouche.
— Oui ! Bonjour... Je suis Mirielle. Je viens d'acheter...
— Ça se voit, coupe-t-il, en désignant ma valise avec une moue désapprobatrice. J'espère que vous n'avez pas l'intention de transformer tout le quartier en pâtisserie géante.
Je cligne des yeux. Quel problème pourrait-il voir à cela ? Qui peut être contre l'idée d'habiter à côté d'un four qui diffuse en permanence des effluves de chocolat chaud et de tarte aux pommes ?
— Eh bien, en fait, si, réponds-je, avec un sourire trop large pour être honnête. C'est exactement mon plan.
Il me fixe, ses yeux d'un bleu étonnamment clair se plissent comme s'il tentait de deviner si je plaisantais ou si j'étais simplement folle. Puis il soupire, tel un homme résigné à un destin cruel : vivre à côté d'une pâtissière trop bavarde.
— Callum, marmonne-t-il finalement.
— Pardon ?
— Mon prénom. Je m'appelle Callum. Comme ça, vous saurez à qui vous plaindre quand vous ferez brûler vos biscuits et que ça empestera toute la rue.
J'étouffe un rire. Alors il n'est pas seulement grincheux, il est aussi sarcastique. Mais je note le détail : Callum. Je dois bien l'avouer, ce prénom lui va plutôt bien. Solide, un peu rugueux, mais pas dénué de charme. Comme lui, en fait.
Je remarque ses mains, larges et calleuses, tachées de sciure : des mains qui savent construire, réparer, transformer un simple morceau de bois en quelque chose d'utile, ou peut-être même de beau. Sa voix grave résonne encore dans ma poitrine, comme un écho qui refuse de se taire. Et malgré ses sourcils froncés, il y a chez lui quelque chose qui accroche, qui retient un peu trop longtemps mon regard.
Même si, soyons clairs, je refuse de trouver mon voisin « mignon » après seulement trente secondes d'échange.
— Enchantée, Callum, dis-je avec un air faussement cérémonieux. Je suppose qu'on est voisins, alors ?
Il hoche la tête, l'air contrarié d'avoir confirmé une réalité qu'il aurait préféré nier.
Oui, voisins. Lui, dans sa maison de menuisier qui sent la sciure et l'isolement volontaire. Moi, juste au-dessus de mon futur salon de thé, dans un petit appartement mansardé. Mon nouveau refuge, mon nid suspendu au-dessus d'un rêve qui ne demande qu'à éclore.
Et, si je dois supporter ce voisin bourru, je me dis qu'avec un peu de cannelle et beaucoup de patience, peut-être que lui aussi finira par se laisser attendrir.
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J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire les aventures de Mirielle que j'en ai à les écrire. Vos retours et suggestions seront les bienvenus ! Un nouveau chapitre sera proposé chaque mercredi et dimanche (exceptionnellement deux aujourd'hui, pour le lancement !)

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