Commencer à rêver

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Je me réveille avec l'impression étrange d'avoir dormi dans une boîte à musique. Chaque craquement du bois, chaque sifflement du vent sous les tuiles de l'appartement mansardé m'a rappelé que je n'étais plus à Londres.

Fini les klaxons, les voisins qui mettent du rap à trois heures du matin ou encore les sirènes de police en guise de berceuse. Ici, à Drumvarnish, petit village à trente minutes d'Inverness, mon premier réveil se fait dans un silence glacé, seulement troublé par les corbeaux dehors et par le radiateur qui toussote comme un vieillard asthmatique.

J'enfile trois couches de pulls – je soupçonne qu'à partir de maintenant, l'élégance se mesurera en nombre de superpositions – et je descends prudemment dans mon futur salon de thé.

Hier soir, j'ai juré à haute voix que cet endroit et moi allions faire des merveilles ensemble.

Ce matin, la poussière m'adresse un rire sarcastique, les chaises branlantes me fixent avec une mine goguenarde et le comptoir semble me défier en mode : « Vas-y, essaie de me récurer, tu verras bien si j'ai encore un peu de dignité cachée sous mes couches de crasse. »

Mais il en faudrait bien plus que cela pour me décourager !

Je retrousse mes manches et j'attaque.

Entre deux coups d'éponge, je me surprends à fredonner un chant créole de Noël que ma grand-mère adorait. L'air se perd dans le vide du salon, mais il me donne le courage de frotter et lustrer plus fort.

À dix heures pile, on frappe à la porte. Je suis décoiffée, rouge comme une tomate à cause de l'effort, et entourée d'un nuage de poussière qui me donne des airs de génie sortant d'une lampe.

Quand j'ouvre, je tombe nez à nez avec une dame au manteau vert sapin, emmitouflée dans une écharpe à carreaux. Elle tient un cabas d'où dépassent un poireau et une sorte de galette ronde enveloppée dans un torchon.

— Bonjour, lance-t-elle avec un accent chantant qui roule comme des galets. Vous êtes la nouvelle propriétaire ?

Je hoche la tête, un peu trop vite.

— Mirielle, enchantée !

— Fiona MacLeod, dit-elle en me serrant la main avec vigueur. Tout le monde au village parle de vous. Vous avez choisi la meilleure et la pire période pour vous installer.

— Comment ça ?

Elle rit et rétorque :

— La meilleure parce que c'est Noël : on se serre les coudes, il y a le marché, les chants, l'ambiance... Et la pire, parce que, je dois être honnête : il fait un froid à faire geler les moutons sur place !

Je souris, reconnaissante qu'elle n'ait pas mentionné le désastre esthétique de ma tenue.

Fiona jette un œil critique à l'intérieur de mon futur salon.

— Oh, il en a vu passer des clients, cet endroit ! Vous avez du courage. Mais ça fera du bien au village. On avait besoin de nouveauté.

Elle me tend le petit pain rond :

— C'est un bannock, explique-t-elle. Cadeau de bienvenue, c'est la recette de mon arrière-grand-mère.

Puis, avec un air conspirateur, elle sort aussi une baguette qui dépasse à peine du fond du cabas.

— Et ça, c'est pour le folklore. Le boulanger s'est mis en tête de « faire français ». Tous les villageois trouvent que c'est une drôle de lubie, mais en vérité, ça dépanne bien pour les sandwichs !

Mon cœur fait un petit bond. Une baguette, ici, au bout du monde ? C'est comme un signe. Je me revois à dix-huit ans, déambulant dans les rues de Paris, les doigts farinés parce que je ne pouvais jamais attendre d'être rentrée pour grignoter le quignon encore chaud !

Je souris, reconnaissante qu'elle n'ait pas mentionné le désastre esthétique de ma tenue.

D'un geste naturel, Fiona pousse légèrement la porte et jette un œil critique à l'intérieur de mon futur salon.

— Oh, il en a vu passer des clients, cet endroit ! dit-elle en hochant la tête. Mais ça fera du bien au village. On avait besoin de nouveauté.

Après son départ, je retourne au nettoyage, galvanisée par ce premier contact positif. Mais mon illusion de motivation s'évapore quand, deux heures plus tard, la porte s'ouvre à nouveau.

Cette fois, pas de cabas ni de sourire chaleureux.

Juste Callum.

Ses sourcils froncés, sa chemise à carreaux toujours là – je me demande s'il dort avec.

— Ça sent fort, fait-il remarquer en reniflant l'air, comme si j'avais déjà cramé un gâteau.

— Ça sent le produit à vitres ! je réponds avec mon plus beau sourire commercial. C'est la spécialité de la maison, vous voulez un échantillon gratuit ?

Il lève un sourcil, peu impressionné.

— Vous avez commencé à casser des cloisons ?

Je secoue la tête, essuyant mes mains sur mon pantalon.

— Non, juste du ménage. Pourquoi ? Vous craignez que j'abatte votre mur ?

— Je crains surtout que vous n'ayez pas la moindre idée du travail que ça représente.

Son regard bleu me toise comme si j'étais un chiot enthousiaste décidé à tirer un traîneau. J'ouvre la bouche pour répliquer, mais il ajoute, plus bas :

— Enfin, tant que vous ne comptez pas bricoler seule, ça ira.

Je plisse les yeux. A-t-il osé douter de mes capacités de femme indépendante armée d'une perceuse (que je n'ai pas encore achetée, mais tout de même) ?

— Merci de votre sollicitude, je lance. Mais je vous rassure : j'ai l'intention de cuisiner, pas de tout démolir de fond en comble.

Un silence s'installe. Puis il pose les yeux sur le pain écossais et la baguette qui trônent sur le comptoir.

— Vous avez déjà des fournisseurs locaux, à ce que je vois.

J'ai envie de lui dire que ce sont des cadeaux et que je ne les ai pas extorqués de force, mais il tourne déjà les talons. Sa silhouette massive disparaît dans le blanc de la neige, comme avalée par le paysage. Je reste plantée là, à moitié furieuse et à moitié amusée.

L'après-midi s'écoule dans un mélange de balayages frénétiques et de rêves éveillés.

J'imagine les tables recouvertes de nappes colorées, des guirlandes lumineuses accrochées aux murs, l'odeur de chocolat chaud au coco flottant dans l'air. Mais la réalité revient vite me gifler : pour l'instant, ce lieu ressemble surtout à un vieil entrepôt sans vie.

En fin de journée, je file acheter quelques provisions. Le village semble tout droit sorti d'une boule à neige : façades de pierre, lumières dorées derrière les fenêtres, enfants qui courent avec des écharpes presque plus grandes qu'eux.

La neige crisse sous mes pas.

Devant l'église, une chorale répète un chant de Noël. Les voix claires montent dans l'air glacé et je me sens soudain terriblement étrangère, comme si je portais une pancarte « importée de Londres, origine antillaise ». Mais en même temps, je suis émue. Ce mélange de chaleur et de froid, de musique et de silence, me rappelle pourquoi je suis venue.

Quand je rentre, les bras chargés, Callum est devant sa maison, occupé à ranger des planches de bois. Ses gestes sont précis, méthodiques. Ses mains semblent faites pour dompter la matière brute. J'hésite à l'ignorer, mais mon naturel bavard prend le dessus.

— Vous êtes menuisier ? je demande en m'arrêtant.

Il lève les yeux, surpris, comme si j'avais deviné un secret.

— Ébéniste, corrige-t-il.

— Ah ? La nuance m'échappe, mais je suis sûre que c'est passionnant.

Il esquisse un sourire fugace, si rapide que j'aurais pu croire l'avoir rêvé.

— Et vous, vous êtes pâtissière.

— Exactement ! Si jamais vous avez besoin d'un meuble qui sent la noix de coco et la cannelle, je suis la personne qu'il vous faut.

Il secoue la tête, amusé malgré lui.

Puis, sans un mot de plus, il rentre chez lui. Je reprends ma marche, étrangement réchauffée par ce minuscule échange.

*

Le soir venu, j'allume pour la première fois le petit radiateur électrique de mon appartement. J'ai déjà mangé le bannock ce midi et j'ai posé la baguette offerte par Fiona sur la table branlante, comme si c'était un trésor.

En la tranchant, je pense à ma grand-mère qui m'a appris à pétrir le pain au coco, aux rires qui emplissaient la maison en Martinique, aux veillées qui se terminaient toujours en chansons.

Je navigue entre les différentes cultures dans lesquelles j'ai grandi, avec une baguette dans une main et le rêve d'un salon de thé dans l'autre. Et peut-être, juste peut-être, avec un voisin bourru dont les sourcils froncés me hantent déjà un peu trop.

Je mords dans le pain croustillant. Son goût simple et franc me donne du courage. Demain sera une nouvelle journée. Demain, je continuerai à frotter chaque recoin, à rendre ces murs accueillants, à accrocher des touches de chaleur.

La cuisine devra encore attendre : impossible d'y préparer mes recettes tant que cet endroit n'est pas impeccable. Mais une fois le lieu prêt, je pourrai enfin allumer le four et laisser mes pâtisseries parler pour moi. Je prouverai que le soleil peut aussi se cacher dans un gâteau moelleux !

Un Noël au parfum des îles.

Voilà ce que je veux offrir.

Callum-le-grincheux n'aura qu'à bien se tenir !

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J'espère que vous avez aimé ce chapitre et je vous donne RDV dimanche pour la suite !

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