6. Le réveil
Une fois de retour, je prépare le repas et tente de faire manger Papi. Rien à faire, il refuse. Je lui raconte ma journée. Son regard s’anime, surtout lorsque j’évoque ma visite chez les Indiens. Petit à petit, il prend quelques bouchées, jusqu’à ce qu’il me pose une question, sa voix empreinte d’une étrange mélancolie.
- Comment va Ehawee ?
Surpris, je le rassure doucement.
- Elle va bien, ne t’inquiète pas. Qui est Ehawee ?
Papi laisse échapper un soupir.
- Il y a si longtemps que je ne l’ai vue.
Je sens dans son regard un mélange de tristesse et de souvenirs enfouis.
- Je te prépare une tisane.
Alors que je me lève, il me demande soudain :
- Comment sauras-tu que l’infusion a bien duré dix minutes ?
Papi ouvre le tiroir de sa table de chevet et me tend une montre à gousset. Une véritable œuvre d’art. Je suis frappé par sa finesse, son éclat ancien, témoin de temps révolus.
Une fois le breuvage prêt, je lui rends la montre. Il boit lentement, bercé par une histoire que je lui raconte sur maman. Peu à peu, ses paupières s’alourdissent et il s’endort paisiblement.
Je me couche à mon tour, mais le sommeil tarde à venir. Et lorsqu’enfin, il m’emporte, il m’offre des rêves étranges. Je voyais un tipi indien se dessiner dans une clairière baignée de brume. Des volutes de fumée s’élevaient dans le ciel nocturne, accompagnées de chants mélodieux en un dialecte inconnu, résonnant comme un appel mystérieux…
Le soleil perce doucement au travers des persiennes, illuminant la chambre.
À ma grande surprise, Papi est assis sur son lit, le regard bien plus vif.
- J’ai une de ces faims et toi Toni ? Toni ce n’est pas ton nom… Michael n’est-ce pas ?
- Oui, Michael. Quelle joie de le voir refaire surface, je n’en reviens pas.
Moi aussi j’ai faim, que veux-tu pour déjeuner ?
- Des œufs.
- Super.
Une fois, les plateaux préparés, nous avons mangé ensemble. Il a bu sa tisane sans rien dire.
Je remarque que son teint semble moins pâle, et qu’une lueur nouvelle brille dans ses yeux fatigués.
- D’où viens-tu ?
- Du ranch Mac Enroll.
- Pas trop dur ?
- Si.
- Et tes parents ?
- Ils sont morts.
- Pardon.
- C’est du passé.
- Le passé et l’avenir sont sur une même courbe. Mon père est mort pour l’union, je n’avais que huit ans et lui vingt-sept. À son âge, j’avais déjà acheté une ferme, elle allait devenir ce qui est ma fierté, un ranch et quel ranch, depuis que mon fils a pris la direction, la renommée est nationale. Il est un super patron, un peu têtu tout de même. Mon père lui est mort à Gettysburg, tu connais.
- Non.
- Vous n’apprenez rien à l’école ?
- Je n’y suis pas allé.
- Tiens donc pourquoi ? Pardon, tu n’es pas obligé de répondre.
- Non, c’est bon. J’ai tué un élève.
Papi face à lui sembla chercher ses mots, troublé.
- La police t’a interrogé ?
- Non.
- Alors, il n’est pas mort.
- Raconte-moi, tu veux bien.
Je n’avais jamais parlé de cette histoire à personne. Mes mains tremblaient légèrement, mais pour une raison que j’ignorais, je me sentais prêt à lui raconter.
Papi est super gentil avec moi, nous bavardons presque toute la journée, la tisane est bientôt finie, je pensais devoir aller en rechercher, mais Papi est suffisamment guéri. Il a même voulu prendre une douche. Je l’ai accompagné sans l’aider, il n’a pas voulu.
Le lendemain Papi (c’est comme cela que je l’appelle désormais) est sorti sur le pas de la porte.
M. Stanford en apercevant son père accourt.
- Papa, il fait frais. Tu ne veux pas rentrer à la maison ?
- Oh, je suis bien ici, dit-il en levant son visage vers le soleil, ses yeux plissés, mais remplis de sérénité. Je n'ai pas envie de rentrer tout de suite.
- Mais tu es encore malade. Tu dois te reposer à l'intérieur.
Rétorqua M. Stanford, l’inquiétude dans sa voix trahissant sa frustration.
- Ne t'inquiète pas pour moi. Je me sens beaucoup mieux. Le soleil me fait du bien.
- Vraiment ? Tu sembles en meilleure forme, mais je veux juste m'assurer que tu n’es pas trop faible.
- Je te promets que je vais bien. Je suis presque complètement rétabli, et cela, grâce à Toni.
- Tu veux dire Michael.
- Pour moi, c’est Toni, mais tu as raison, il s’appelle Michael.
- Viens t'asseoir avec moi et profitons de ce beau temps ensemble…
Comment Michael a réussi, tu étais si affaibli.
- Il a une tisane miracle.
- Je vais tirer cela au clair.
Laisse-le tranquille. Il me rappelle tellement Toni. Ce souvenir me hante encore… Et avec Ehawee, j’aurais dû agir autrement.
Derrière la fenêtre, j’allais enfin savoir l’histoire de Ehawee. Mon cœur bat plus vite alors que leurs mots effleurent une vérité ancienne et mystérieuse. J’écoute, mais la suite n’est pas venue. Qui était-elle ? Pourquoi ce regret palpable ? Et puis, le silence. Pas un mot de plus. La suite m’échappe, comme si le vent l’avait emportée.
Le jour suivant Papi décide, il est habitué à prendre les décisions, il a commandé toute sa vie et personne ne lui tient tête pas même M. John Stanford son fils.
- Allons faire un tour à cheval, tu veux bien.
- Super, vous pensez que c’est bien raisonnable.
- À mon âge, plus rien n’est raisonnable, dit-il avec un sourire malicieux.
Nous sommes allés jusqu’à l’écurie en entrant Papi a sifflé, de suite quelqu’un est apparu.
- Oui M, Anton.
- Prépare nos chevaux.
Nous avons fait une belle balade Papi connaît tous les coins, il me montre des points de vue superbes avec au loin des montagnes majestueuses se découpant à l’horizon.
Nous nous arrêtons pour faire souffler les chevaux, une fois assis, je le questionne.
- Qui est Ehawee
- C’est une longue histoire, dit-il, son regard s’assombrissant.
Par où commencer, il faut que tu saches que Toni était mon fils aîné, tout le monde le respectait, ma femme l’adorait, son frère était jeune, il n’avait que six ans. Alors, voilà :
Toni, tombe amoureux d'Ehawee, une jeune femme de la tribu Navajo. Leur amour est pur et profond, mais je ne le supportais pas.
Je peinais à comprendre pourquoi un tel amour aurait pu être mal vu, mais je restais silencieux, attendant qu’il poursuive. Anton, un homme aux idées bien arrêtées, refuse catégoriquement que son fils épouse une "peau-rouge".
- Déterminés à vivre, leur amour, Toni et Ehawee décident de s'enfuir ensemble.
Ils trouvent refuge dans les montagnes, loin des préjugés et des regards désapprobateurs.
Ils décident de descendre le Colorado pour rejoindre la réserve de Navajo situé en Arizona.
Mais leur bonheur est de courte durée.
Toni est retrouvé quelques jours après leur départ, gravement blessé, mais vivant. Ehawee, quant à elle, disparaît sans laisser de traces.
Toni, dévasté par la perte de son amour, retourne à la maison, mais il n'est plus le même. Il meurt quelques jours plus tard, d’une hémorragie au cerveau dû à son choc à la tête.
Il est enterré en bas, tu vois le tas de pierres, ses yeux brillants de larmes retenues.
- Oui
- C’est lui, il est là, c’était son coin préféré. C’est là, au pied des collines, où les arbres se balancent doucement sous le vent, que Toni repose. Ce lieu, baigné de silence, était son refuge, son havre de paix.
Sa mère est morte, elle aussi de chagrin presque un an plus tard.
L'histoire de Toni et Ehawee est devenu une légende locale, un rappel poignant des ravages causés par les préjugés et l'intolérance.
Les années ont passé, je n’ai jamais pu oublier.
Allez ! On rentre maintenant.
Papi n'aime pas se souvenir de cette tragédie. Tandis que nous rentrons. Papi semble porter sur ses épaules des décennies de regret, et pour la première fois, je comprends combien cette histoire l’a marqué.
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