16. Le bac
Il y a douze jours que nous avons quitté Saint-Louis en direction de Louisville. D’après mes calculs, nous sommes à mi-chemin. Les paysages sont magnifiques, la nature est encore sauvage, elle nous réserve des surprises comme aujourd’hui.
Après le repas, Papi fait une petite sieste. J’en profite pour aller à la chasse, un lièvre, c’est bien meilleur qu’une boite de conserve. N’ayant rien trouvé, je suis revenu au camp. Alors, j’assiste à une scène surprenante. Papi est toujours endormi, Saida est proche de lui, elle se cabre et de toutes ses forces retombe sur la tête de Papi. Ses sabots font un bruit sourd… Je crie.
Saida, non, elle se retourne et me regarde surprise, Papi se réveille et lui aussi me regarde surpris, puis il me dit.
- Que se passe-t-il ?
- Alors, tu n’as rien ? Saida ne t’a pas blessé ?
- Non.
Papi regarde autour de lui sans comprendre, ensuite il tend sa main par-dessus son épaule, et brandit un superbe crotale.
- Je pense que Saida vient de me sauver la vie.
- Je le pense moi aussi, elle a droit à une récompense.
La queue du crotale, mince et allongée, se termine par un ensemble de segments cornés formant son bruiteur de grande renommée, ou « sonnette ». Chaque fois que le serpent mue, un nouveau segment s'ajoute à cette structure, lui conférant une apparence unique, presque comme un fragile bijou naturel. Quand il est agité ou menacé, le crotale fait vibrer cette sonnette avec une rapidité impressionnante, produisant un son sec et strident qui résonne dans l'air comme un avertissement sans équivoque. C’est pour cela qu’on l’appelle serpent à sonnette.
Je fouille dans le sac à provision, j’en retire une carotte et une pomme, que je m’empresse de donner à Saida. Elle se réjouit, nous aussi.
Deux jours plus tard, une nouvelle difficulté se présente à nous, la rivière Wabash se dresse au travers de notre route, elle est majestueuse avec un courant qui impressionne, comme sa couleur marron orangé. Il y a de nombreux champs nouvellement retournés, mais pas de ferme à l’horizon, où nous aurions pu nous renseigner, sur un éventuel gué, nous longeons la rive droite en espérant trouver un passage. L'air est chargé de tension. Tandis que nous observons le courant impressionnant de la rivière, une boule d'angoisse s'installe dans mon ventre.
Cela fait plus d’une heure que nous remontons vers le nord. Quand enfin, nous apercevons un bac à traille, c’est un type d'embarcation utilisé pour traverser un cours d'eau. Ainsi, il se déplace le long d'un câble (la traille) tendu entre deux-mâts ou tours situés sur chaque rive.
Nous nous approchons de l’embarcation, la vue de ce bac vétuste n'apaise en rien mes doutes. Papi reste calme, mais je devine une lueur d'incertitude dans son regard. Comment allons-nous traverser cette rivière sans encombre ? Et, si le courant est plus fort qu'il n'y paraît ? Papi demande au bachotier.
- Bonjour monsieur.
- Bonjour.
- La rivière est large, mais n’est pas trop profonde à cet endroit ?
Pouvons-nous traverser à cheval ?
Le regard scrutateur du bonhomme semble évaluer les chevaux.
- Oui, bien sûr, il n’y a qu’un petit tronçon où les chevaux devront nager.
Nous nous apprêtons à traverser, quand notre attention est attirée par une fillette au visage apeuré. De plus, elle a très peur et refuse catégoriquement de monter sur le bateau. De sa hauteur, la fillette voit l'embarcation qui monte et descend, le clapotis de l'eau ajoute une note impressionnante et l'agitation des chevaux couronne le tout.
Sa maman la tient dans ses bras et s'efforce de la consoler. La maman souhaite faire la traversée pour aller sur l’autre rive, mais ne sait plus comment faire.
Je m’approche et m’adresse à la jeune fille.
- As-tu moins peur des chevaux ?
- Oui, je monte avec mon papa.
- Ma jument s’appelle Saida, elle est très gentille. veux-tu traverser avec elle ?
- Oui, oui !
Saida en profite pour tendre son encolure jusqu'à la main de la gamine.
- Bonjour Madame, vous êtes d’accord pour que je la prenne avec moi ?
- Je ne sais pas, je n’aime pas être éloignée de ma fille.
- Je vous comprends, voilà ce que je vous propose, nous traverserons conjointement avec le bac, ainsi, vous pourrez lui tenir la main.
- Bien sûr, c’est une bonne idée, faisons comme cela.
Alors, délicatement, je soulève la fillette, je la positionne à califourchon sur l’encolure…
Le bac traverse lentement la rivière, nous le suivons sans difficulté, la fillette trop contente d’être sur la jument. Le bac fend l’eau, créant des vaguelettes que les pattes de la jument repoussent en nous éclaboussant légèrement. La fillette rit aux éclats à chaque fois que des gouttelettes arrivent sur ses jambes.
Ma jument joue avec l’eau et l’enfant avec intelligence, elle m’étonne toujours. Une fois arrivés, la maman nous remercie.
Tranquillement, nous reprenons notre route…
Nous avançons en silence, Papi me dit .
- Michael, tu as toujours le chic de trouver une solution simple, dans une situation compliquée.
- C’est ma mère qui m’a appris à toujours voir le bon côté des choses.
- Oui, ta maman avait raison, mais cela ne m’explique pas tout, tu as de nombreuses qualités et une morale à toute épreuve.
- Il n’y a pas de doute, elle était formidable.
Je me souviens, un soir, qu’elle tardait à rentrer, j’étais de plus en plus inquiet… Une fois à table, elle m’a raconté que des familles dont la maison risquait de s’effondrer avaient dû déménager précipitamment, vers une école désaffectée que la mairie avait mise à leur disposition. En plus, il y avait des enfants, il fallait improviser des lits, préparer les repas…Elle disait, il faut aider ceux qui en ont besoin. J’aurais fait comme elle.
Quand je lui posais des questions sur les religions, un sujet qu'elle n'aimait pas aborder. Elle me disait : c'est compliqué, les personnes ont besoin d'un guide dans la vie, d'une ligne de conduite et de croire en quelque chose. Toutes les religions vont à peu près dans la même direction. L'important, c'est que l'âme de la personne soit pure, et cela est très difficile, mais plus ton comportement est louable, plus trouver ton chemin est facile.
- Je pense souvent à maman, elle me manque.
- Je te comprend.
Ainsi, nous parcourons une vingtaine de kilomètres chaque jour. Demain, enfin, nous atteindrons Louisville par le sud.
Après une bonne nuit dans un vrai lit, je pars pour le centre-ville et pour la visite au poste de police.
Cette fois, il y a les deux lettres du commandant plus une lettre de John, le fils d’Anton.
De retour à l’auberge, je tends la lettre à Papi.
- John t’écrit.
Papi attrape l’enveloppe avec des mains légèrement tremblantes. Devant Michael, qui observe attentivement, il déchire délicatement le bord de la l'enveloppe. À mesure qu’il parcourt les premières lignes, ses sourcils se haussent et son souffle reste suspendu. Mais… Je ne m’y attendais pas, murmure-t-il, les yeux agrandis par l’étonnement.
Papi, le regard toujours fixé sur la lettre, la repose doucement sur la table.
- Il demande de mes nouvelles… Murmure-t-il, presque incrédule, comme s’il cherchait un sens à ces mots. Michael, intrigué, le dévisage.
- Ce n’est pas son genre, reprend-il, sa voix vibrante d’un étonnement mêlé de méfiance.
- Il ne m’a jamais écrit pour ça, pas de cette façon…
Papi reste un moment silencieux, fixant la lettre comme si elle contenait une énigme insoluble.
- Pourquoi pose-t-il cette question ? : qu'avez-vous fait ?
Ses sourcils se froncèrent légèrement. Michael sent la tension monter.
- De quoi peut-il bien parler ? Murmura Papi, quasiment pour lui-même, la voix empreinte d'une angoisse sourde. Alors, il relève enfin les yeux vers Michael, son expression mêlant une perplexité et une pointe d'inquiétude.
- Ce n’est pas une question qu’il poserait à la légère…
Quelque chose doit se passer, mais quoi ? Songe-t-il, les yeux fixés dans le vide.
Michael hoche lentement la tête, réfléchissant un instant.
- Le plus simple, c’est de lui écrire, répond-t-il calmement.
On lui donne de nos nouvelles et on lui explique que nous ne comprenons pas pourquoi nous devrions rentrer et on lui demande ce qu’il entend par « qu’avez-vous fait ? »
Un court silence s’installe avant que Papi ne se redresse avec une lueur de décision dans les yeux.
- Tu as raison, dit-il d’un ton résolu.
- Va chercher de quoi écrire.
Michael entre dans le salon de l'auberge, saluant d’un geste rapide la patronne derrière son comptoir. Cependant, elle lève un sourcil curieux en le voyant arriver.
- Bonsoir jeune homme, que puis-je faire pour vous ?
Il s’approche un peu embarrassé.
- Je vais avoir besoin d’un bloc de papier à lettres et de quelques enveloppes, répondit-il d’une voix basse.
La patronne, intriguée, s’exécute tout en posant des questions.
- Une lettre importante, je présume ?
Cependant, elle lui tend le nécessaire, scrutant son visage pour y lire quelque chose de plus.
- On peut dire ça, répond Michael, évitant son regard tout en rangeant le bloc dans son sac.
- Merci.
Il quitte précipitamment la pièce, laissant la patronne spéculer sur ce qui peut bien se passer.
Une fois de retour, il donne le nécessaire à Papi.
Papi pose le bloc de papier à lettres sur la table, lissant nerveusement la première feuille. Michael, assis en face de lui, prend une profonde inspiration.
- Alors, que lui écrit-on ?
Demande-t-il, ses yeux fixant Papi. Qui hésite un instant, son regard flottant dans le vide. Puis, d’une main tremblante, il saisit le stylo et remonte ses lunettes.
- Nous commençons simple. Nous lui donnons de nos nouvelles.
Dit-il, la voix douce, mais résolue. Alors, il commence à écrire :
Cher fils, nous espérons que cette lettre te trouvera en bonne santé. Ici, tout va bien. Michael est là avec moi, et nous avons passé des moments agréables ces derniers jours. Aujourd’hui, nous sommes dans la ville de Louisville et demain, nous partons pour Charleston, que nous atteindrons dans une douzaine de jours. Comme tu peux le voir, nous sommes très raisonnables.
Il relève la plume et fixe Michael.
- Et, ensuite ? Tu sais, John m'a toujours reproché la mort de son frère Tony. Il, y a-t-il un rapport ? Murmure-t-il.
Michael répond calmement :
- Demande-lui ce qu’il entend par cette phrase : « qu’avez-vous fait ? » Reste direct, mais sans le brusquer.
Cependant, il ne relève pas le reproche de John envers son père.
Papi hoche la tête et ajoute :
Qu’entends-tu par : "Qu'avez-vous fait ? ” Cette question nous a surpris, et nous aimerions comprendre ce qu’elle veut dire…
À notre connaissance, nous n’avons rien fait de mal.
Anton et Michael.
Enfin, il pose le stylo, relisant lentement les mots qu’il vient d’écrire.
- Cela est bien, tu ne penses pas ? Demande-t-il, cherchant le soutien de Michael.
- Oui, c’est parfait, ainsi, nous serons fixés.
J’ai demandé à notre logeuse si elle pouvait poster notre courrier, elle a immédiatement accepté, regardant la lettre, elle ne peut s’empêcher de demander.
Il écrit à son fils ?
- Oui, c’est cela. Répondis-je un peu sèchement
Néanmoins, elle nous souhaite bon voyage.
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