30. Le visage de Kalia
Les semaines passent, et la réussite est au rendez-vous dans chaque ville. Dès que j’apparais, c’est l’effervescence. Louis trouve chaque jour une nouvelle astuce pour remplir les caisses : la casquette de Michael, le colt de Michael, la montre de Michael, les jumelles de Michael, une photo de Michael...
Nous changeons de ville toutes les deux à trois semaines. Les séances de photo avec les enfants se sont simplifiées : une grande image de Saïda et moi est installée en fond, l’enfant se place devant et la photo est prise. Le résultat est bluffant. Les mamans aussi, elle veulent me voir, mais surtout elles veulent une photo d'elle et moi et le plus souvent me toucher, c'est très gênant.
Ainsi, je suis un peu plus libre. Aujourd’hui, je décide de retrouver Kalia après sa prestation, c’est à nouveau la reine de la piste. Mais lorsqu’elle sort du chapiteau, elle n’est pas seule. Un homme l’accompagne, et ils semblent complices.
Je les suis discrètement. Ils entrent dans la roulotte fourre-tout. Mon sang ne fait qu’un tour.
Une main se pose sur mon épaule.
- Michael, viens avec moi, je dois te parler.
- Sania, je n’ai pas le temps.
- Écoute-moi. Kalia est une fille exceptionnelle, mais l'exécution de son numéro exige une tension extrême. Les risques sont importants, et elle doit mobiliser toute son énergie pour préparer son corps à réagir face au danger. Quand la tension retombe, elle a besoin d’un exutoire pour libérer cette énergie accumulée. Son corps est en effervescence.
- Je ne comprends rien à ce que tu me dis.
- Le mieux, c’est d’aller voir Louis. Tiens, justement, le voilà. Fonce !
Sans réfléchir, je me précipite vers Louis.
- Tu peux m’expliquer ?
- T’expliquer quoi ?
- Kalia.
- Viens avec moi, dans le bureau. Nous serons plus au calme.
Une fois installé, Louis prend une voix grave.
- Victoria, la mère de Kalia, était une femme extraordinaire... Mais elle voulait toujours plus de succès, elle repoussait sans cesse les limites. Les hommes étaient hypnotisés par sa prestance et sa beauté. Elle attirait tous les regards.
Après chaque prestation, il lui fallait évacuer sa fougue. Elle choisissait un homme, comme elle disait, et elle se défoulait. Je n’ai jamais rien pu y changer. Elle me répétait : "C’est toi que j’aime. Il n’y aura jamais personne d’autre."
Il marque une pause, puis reprend :
- J’ai élevé Kalia sans jamais lui révéler ce passé. Je lui ai appris que l’amour était unique, qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul amour... Mais je pense que tu viens de découvrir qu’elle est comme sa mère. La même beauté et la même fougue.
Je secoue la tête.
- Je ne sais pas... Je ne peux pas le croire.
Louis plante son regard dans le mien.
- Il faut te faire une raison, Michael... ou apprendre à fermer les yeux.
Je déglutis difficilement.
- Oui, sans doute... Mais, J’ai peur de ne pas y arriver.
Je voulais lui dire tant de choses, mais rien ne semblait suffisant. Alors, je suis parti et je suis allé voir Saïda. Je l’ai câlinée, bien brossée, puis équipée, elle a compris que je suis mal, que nous partons nous promener.
Je suis dans ma bulle, me laissant guider par les pas de ma jument. Nous suivons un petit sentier entre deux collines et arrivons au fond d’une vallée encaissée. Les murs de pierre formés par la montagne sont imposants. Un ruisseau presque à sec serpente au creux du relief, Saïda trouve de quoi se désaltérer.
Nous continuons ainsi, sans réfléchir. La région est aride, et il n’y a pas âme qui vive aux alentours. Tu devrais rebrousser chemin, me dit ma conscience, mais plus rien ne m’attire derrière moi. Je ne sais plus très bien ce que je cherche, peut-être juste un endroit où la douleur se dissoudrait enfin.
Le soleil décline doucement. Je dois prendre une décision. À une centaine de pas, un grand arbre se dresse, solitaire. Allons jusque-là, puis nous reviendrons.
En réalité, ce sont deux majestueux cèdres. L’image d’un couple me vient à l'esprit.
Entre eux, une allée serpente à travers la montagne. Intrigué, j'invite Saïda à s’y engager. À chaque virage, j’espère une révélation, une découverte, mais rien ne vient.
Puis, presque au sommet, sur une pente creusée dans un renfoncement, bien dissimulé par la roche…
- Qui vous a permis d’entrer sur ma propriété ?
Une vieille dame à la peau burinée me fixe, un fusil à la main.
Bonjour madame, je vous prie de bien vouloir nous excuser.
Elle plisse les yeux.
Il est poli, au moins. C’est bien. Jeune homme, je suppose que ce n’est pas moi que vous cherchez ?
Je baisse légèrement la tête.
- En réalité, je cherche plutôt la solitude... et l’oubli.
Elle lâche un petit rire, amusée.
Un chagrin d’amour... Il faut venir me raconter tout cela.
…
Dans le monde du cirque, les nouvelles circulent vite. Kalia ressent le malaise ambiant. Elle marche vite. Trop vite. Elle cherche.
- Il est où ? Où il est passé ?
Elle tourne sur elle-même, cherche des visages familiers, puis aperçoit Sania. Elle l’interpelle :
- Sania ! Sania !
Mais celle-ci ne semble pas l’entendre. Kalia accélère le pas, son souffle court, et l’attrape brusquement par le bras avant de la faire pivoter.
- Hé ! Doucement.
- Pardon, où est Michael ? Il s’est passé quelque chose ?
Sania la fixe, incrédule.
- C’est toi qui demandes ça ?
Un frisson parcourt Kalia.
- Il sait quelque chose ?
Tu penses qu’il est bête ?
- Michael ? Il est où ?
Sania hésite.
- Il… Il a pris Saïda et il est parti.
Un blanc.
Puis, Kalia éclate.
- Parti ?! Parti mais, où ?!
Elle recule. Un rire nerveux lui échappe.
- Évidemment. Évidemment qu’il s’en va. Pourquoi resterait-il, hein ? POURQUOI ?
Elle tourne sur elle-même, passe une main tremblante sur son visage.
- Je dois le voir. Je dois lui parler.
Un silence.
- Il sait.
Sa voix se brise.
Elle serre les dents, frappe du poing contre la paume de sa main.
- Il sait. Il SAIT !
Elle fixe Sania, les yeux brillants.
- Et maintenant ? Je fais quoi, moi ? J’efface tout ? Je disparais ?
Elle rit encore. Un rire froid, sans joie.
- Non. Il doit m’écouter. Je vais lui parler.
Elle cherche autour d’elle, désespérée.
- Mais où est-il ?
Sania, peinée pour sa nièce sans vraiment la comprendre, pose une main apaisante sur son bras.
- Viens avec moi. Tu ne peux rien faire. Il faut attendre qu’il se calme et qu’il revienne.
Kalia baisse la tête, impuissante.
La nuit tombe, lourde, pleine de pensées en bataille. Kalia ne dort pas. Elle attend. Elle espère.
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