32. La vie au cirque
La vie a repris son cours. Les activités s’enchaînent, les villes aussi. Nous avons maintenant six camions et un nouveau chapiteau.
Louis me montre le budget et les recettes du cirque. "Les courbes sont toutes positives," me dit-il, "et cela, grâce à toi."
Les affiches sont placardées dans les villes quinze jours avant notre venue. Voir Michael et Saïda est devenu l’événement de l’année. Michael, le tireur le plus rapide de l'ouest, c'est la phrase favorite des enfants, qui dans la rue l'imitent bruyamment un révolver à la main.
Le public adore le cirque. Louis me montre le planning de nos prestations : il n’y a plus une seule place disponible. Notre arrivée est attendue partout avec impatience. Toutes les villes s'arrachent notre venue.
Ce que tu fais pour nous est vraiment formidable, me dit-il.
Dans un moment vraiment inattendu, John tient parole. Il arrivera avec Éloïse et son cheval la semaine prochaine.
La nouvelle surtout chez les cavaliers fait l'effet d'une bombe.
La confrontation sur la piste va bien avoir lieu, et tout le cirque l’attend avec impatience.
Louis organise aussitôt un grand spectacle. « Ce serait dommage que cette rencontre se limite à nous seuls », dit-il.
Il en profite pour motiver les plus jeunes : « Présentez-vous comme de vrais artistes. Que le public découvre le travail, la patience et la passion qu’exige notre art. » qu'en pensez- vous, mais la question ne se pose même pas.
Puis il vient me voir.
- J’ai une idée de numéro. Exceptionnel. Unique au monde.
D’abord, je ne comprends pas. Mais Louis se souvient de notre première rencontre, quand je lui avais dit : « Saïda me comprend sans un mot. »
Il me regarde, le regard malicieux.
- Voilà ce que je veux : un spectateur et un enfant, choisis au hasard, tracent un parcours. Saïda entre les yeux bandés, toi tu la chevauche les bras et jambes pendants, sans contact. Tu ne guides pas. Tu penses. Elle comprend. Et elle le fait.
Je ris.
- Tu plaisantes ?
- Je suis très sérieux.
- Il faut demander à Saïda alors.
Et elle me surprend. Encore. Dès qu’elle comprend, elle exécute le parcours en trottant sur place, comme une danse.
Louis reste bouche bée.
- C’est du jamais vu, souffle-t-il.
Le lendemain, une affichette fleurit dans les vitrines des commerçants : « Pour les amateurs de spectacles équestres — Représentation unique. Avec les enfants du cirque. Une prestation exceptionnelle de Michael et Saïda. Et enfin, la confrontation très attendue entre l'équitation du cirque et celle de haute école, venue du haras de John Stanford. Venez nombreux. »
Le jour J tombe un jeudi. Les enfants ne vont pas en classe ce jour-là. Nous sommes dans la ville de Milford, dans le comté de New Haven, Connecticut. On espère la venue de quelques curieux. Mais la surprise est totale : le chapiteau est plein à craquer.
Les enfants du cirque ouvrent la représentation. Ils livrent un moment magnifique, digne de leurs aînés.
Bientôt, c’est à nous. Saïda est calme, imperturbable.
Je jette un œil par le petit trou prévu à cet effet. Un homme et un enfant placent des lettres contre des poteaux : “G” pour gauche, “D” pour droite. Le parcours n’a rien d’évident.
Le présentateur s’avance :
- Et maintenant… Celui, et celle, que vous attendez tous. Voici Michael… et Saïda !
Nous entrons en piste. Saïda les yeux bandés marche lentement, comme si elle saluait chaque regard. Je lui demande de se placer entre les deux poteaux verts. Sans hésitation, elle se positionne seule sur la ligne de départ.
Monsieur Loyal reprend le micro.
- Le numéro qui va suivre est unique au monde. Michael ne touche ni rênes, ni étriers.
Il guide sa jument par la pensée.
Le silence le plus complet est demandé...
Je ferme les yeux, je me concentre. Mes bras pendent. Mes jambes, immobiles. Et pourtant… Elle avance. Tout doucement, sûre d’elle. À gauche. À droite. À nouveau. Sans jamais se tromper. Docile, elle suit l'itinéraire impeccablement.
Enfin, elle franchit le drapeau à damier. Un instant suspendu. Puis la salle explose. Le public est debout, les applaudissements résonnent comme un orage de bonheur.
Je quitte la piste, mais avant de sortir, je fais retourner Saida, elle salue la foule.
Derrière le rideau, Éloïse s’est approchée de moi sans bruit. Elle ne dit rien tout de suite. Son regard, fixé sur Saïda, est ému, presque bouleversé.
Enfin, elle murmure, plus pour elle-même que pour moi :
Ce que vous venez de faire… C’est de l’art. Cela a une âme.
Elle s’écarte, discrètement, les mains jointes. Je la regarde s’éloigner, et je sais que ces mots-là… Valent tous les trophées.
Je reste un moment immobile, dans ce halo de lumière et de silence. Saïda respire calmement. Moi aussi. Nous venons de danser avec l’invisible.
Après une courte pose la confrontation arrive.
Les meilleurs représentants de l’équitation de cirque offrent, tout simplement, un véritable cours de dressage vivant. Le public découvre la noblesse de cet art, désormais au cœur du cirque.
ils sont les dépositaires d’une tradition vivante, transmise par le geste, le respect et la patience.
Éloïse, dans une tenue impeccable, fait son entrée. Son cheval est une œuvre d’art. Ensemble, ils enchaînent les figures de haute école avec une maîtrise qui force l’admiration.
Deux mondes se rencontrent : L’équitation spectaculaire du cirque, et le perfectionnisme rigoureux d’Éloïse.
Deux merveilles en écho…
L'amour de l'équitation vu par deux mondes différents parle le même langage, le public l'a bien compris, il repart les yeux remplis d'étoiles.
Le chapiteau est maintenant vide, mais pourtant, parmi les cavaliers, un se lève. Il critique Éloïse.
- Au cirque, il y a la poésie du dressage.
- La rigueur n’empêche pas le lyrisme.
- Vous ignorez les nombreuses figures spécifiques : le passage instantané du piaffer lent au piaffer précipité et vice-versa, le piaffer balancé puis accéléré, la pirouette au galop sur trois jambes, l’arrêt sur place à l’aide des éperons, le changement de pied au temps sur place, le galop arrière sans rênes, le trot à reculons…
Sans hésiter, Éloïse remonte en selle et exécute toutes les figures à la perfection.
- Oui, mais vous êtes une bourgeoise, une fille à papa. Vous ne serez jamais une fille du cirque.
La tension est palpable.
Éloïse relève doucement la tête.
- C’est ma mère qui m’a appris le dressage… Et ma mère n’était autre que Madame Ada Castello.
Un silence s’installe. L’émotion gagne les visages. Toute la famille du cirque retient son souffle au nom évocateur d’Ada Castello.
Louis intervient aussitôt.
- Mademoiselle, je vous prie, au nom de tout le personnel du cirque, d’accepter notre plus grand respect. Vous êtes, sans nul doute, la plus grande écuyère qui ait jamais foulé cette piste.
Il se tourne vers John, un sourire en coin.
- John, tu nous as bien eus avec cette personne hors compétition.
John secoue la tête, encore surpris.
- Je suis désolé, mais comme vous, j’ignorais les origines de mademoiselle Éloïse et je comprends mieux ; le mariage de deux écoles nous donne l'occasion de voir évoluer une artiste comme Eloise.
Les applaudissements sont unanimes.
Comme dans de telles circonstances, nous nous retrouvons tous réunis autour d'une table.
John me donne des nouvelles de Papi. Il va bien, mais il est fort triste… La vie sans toi lui coûte.
Je baisse les yeux.
- Je te promets que dès que j’en ai la possibilité, je viendrai passer quelques jours avec vous.
John me fixe, son regard grave.
- Ne promets rien, Michael. Il est parfois très difficile de tenir ses promesses.
Je soupire.
- Je ferai mon possible.
John esquisse un sourire triste.
- Je n’en doute pas… Mais maintenant, ta vie est ici.
Après son départ, la mélancolie ne me quitte plus. Heureusement, les étapes s’enchainent.
Les familles du cirque s’équipent peu à peu de caravanes. Un représentant est venu faire une offre, et je vois Kalia qui discute avec lui avant de se diriger vers une superbe caravane à quatre roues.
L’homme l’invite à entrer, puis referme la porte derrière elle.
Intrigué, je m’approche.
La visite dure. C’est long. Trop long.
Je patiente, mais bientôt, le roulis saccadé de la caravane ne me laisse aucun doute.
Je me plante devant la porte et attends.
La tension monte.
Je contrôle ma respiration.
La porte s’ouvre enfin.
Kalia apparaît, son visage fermé, un éclat dur dans son regard.
- Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’espionnes maintenant ?
Sa voix est froide, tranchante, presque métallique.
Elle me scrute un instant, puis éclate de rire. Un rire sec, froid. Il n’a rien de joyeux.
- Sérieusement ? Tu es là, à attendre comme un chien abandonné ?
Je ne bouge pas.
Elle croise les bras, son regard s’endurcit.
- Tu m’observes. Tu attends quoi ? Une scène de regret ? Des excuses ?
Pitoyable.
Ses yeux me transpercent, pleins de défi.
- Tu espérais quoi ? Que je te supplie de me pardonner ?
Elle fait un pas vers moi.
- Regarde-toi. Tu n’as jamais été autre chose qu’un jouet. Un passe-temps.
Chaque mot claque comme un coup de fouet.
- Tu crois qu’il y a un “nous” ? Il n’y a rien.
Elle secoue la tête, dégoûtée.
- Tu es tellement naïf. C’est presque touchant.
Je serre la mâchoire.
Elle continue, implacable.
- Ces moments avec toi ? Ridicules. Sans intérêt.
Un silence s’installe.
Elle recule légèrement, un sourire glacé aux lèvres.
- Tu n’étais qu’un divertissement, Michael. Et maintenant, tu ne m’amuses plus.
Elle tourne les talons. Sans un regard en arrière.
Je murmure simplement :
- Maintenant, je sais.
Ma décision est prise.
Je me dirige vers le bureau de Louis et frappe à la porte.
À son invitation, je rentre.
Je n’ai pas besoin de m’expliquer. Il comprend tout de suite.
- Elle a recommencé.
- Oui.
- Que comptes-tu faire ?
Je baisse les yeux.
- Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas rester.
Louis inspire profondément.
- Tu vas nous manquer, Michael. Surtout à moi… Mais je comprends.
Je ressors et me dirige vers notre roulotte.
Mes bagages sont vite faits.
Je jette un dernier regard sur ce lit qui fut le nôtre. Son parfum flotte dans l'air.
Mon baluchon terminé, je vais chercher Saïda.
Je sors du paddock quand Kalia surgit devant moi, égarée, déchirée.
Elle crie, désespérée :
- Michael, ne pars pas ! Je t’aime !
Sa voix tremble.
- Tu l’as rencontrée… Elle est diabolique. Ne la crois pas ! Moi, je t’aime !
Je serre les mâchoires.
- Toi et elle… Vous êtes une seule et même personne.
Elle secoue la tête, paniquée.
- Non ! Pas du tout !
Sa respiration est saccadée.
- Elle vient de nulle part… Elle prend ma place. Je ne peux rien faire ! Il faut que tu me crois !
Mon regard se durcit.
- Tu avais promis. Je n’y crois plus.
Son corps lâche.
Elle s’écroule au sol, convulsée dans une crise de démence.
Sa voix se brise, incohérente.
Je la regarde, impuissant.
Elle me fait pitié.
Mais je ne peux rien y changer. Sania s’approche, je la laisse entre de bonnes mains.
Je monte sur Saïda et quitte la place du cirque.
Je me dirige vers le centre-ville, sans vraiment savoir où aller.
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