Madame six de six

5 minutes de lecture

Le Havre, ce soir-là, s’habillait d’une lumière de cuivre. L’automne avait posé sa patine sur les toits, les pavés luisaient encore d’une pluie passée, et l’air vibrait d’une polyphonie désordonnée : cris d’enfants, moteurs de scooters, aboiements de chiens, appels de vendeurs de kebabs, tintements de bouteilles recyclées par des silhouettes invisibles. À deux pas de la patinoire, dans l’ombre du cimetière, le cube HLM se dressait comme une forteresse de béton. Quatre étages seulement, mais un univers entier logeait là, condensé d’histoires, de rancunes et de comédies humaines. Au dernier étage, un appartement flamboyait comme un phare du chaos : celui de Clotilde, que tout le quartier appelait « Madame 6 de 6 ».

Clotilde avait quarante-trois ans. Une femme ordinaire au premier regard, cheveux souvent en bataille, maquillage approximatif, jogging taché de vin. Mais sa légende, elle, dépassait de loin la cage d’escalier. Six enfants de six pères différents, six histoires catastrophiques, six échecs qu’elle transformait en trophées. Son existence tournait autour de trois pôles : le sexe, l’alcool et les boîtes de nuit. Le reste n’était qu’ornement ou complication. Elle montait les marches avec ses talons en plastique qui claquaient, comme une reine de tragédie moderne, un sac de courses plein de bouteilles dans une main et son téléphone dans l’autre, riant à gorge déployée d’une blague qu’elle était la seule à comprendre.

— « Madame 6 de 6 ! T’arrives encore à tous les gérer, tes gosses ? » lança Karim depuis le hall.

— « Mes gosses ? Ah non, chéri, c’est eux qui me gèrent ! »

répliqua-t-elle en éclatant d’un rire qui résonna dans tout l’immeuble.

— « Et tes ex, ils s’en sortent ? » ricana Mehdi.

— « Mes ex ? Ils survivent. Enfin… ceux qui sont pas déjà en prison. »

Tout le monde éclata de rire. Même les plus critiques reconnaissaient son art de transformer les échecs en spectacle.

Pousser la porte de chez elle, c’était pénétrer dans un carnaval permanent. L’odeur de friture mêlée à celle de couches sales et de parfum bon marché agressait les narines. Le sol collait sous les pas, des canettes roulaient sous les meubles. Le salon était devenu un campement : matelas jetés à même le sol, sacs à dos remplis de pilules, jeunes affalés devant une télé en sourdine. Sur la table, un chaos de bouteilles, de papiers froissés, de clés USB, de cartes d’identité parfois douteuses.

— « Clotilde, ton bébé pleure, t’as pas entendu ? » m’étais-je emporté un soir.

Elle haussa les épaules, un verre de vodka à la main.

— « C’est son job de pleurer, non ? Moi mon job c’est de profiter de la vie. »

— « Mais t’as pas peur qu’on te retire encore tes enfants ? »

— « Qu’ils essayent ! Je récupère toujours ce qui est à moi. Je suis une battante, moi. »

Ses enfants vivaient au rythme de ce chaos. Le plus grand, vingt- cinq ans, avait déjà pris la fuite. Le deuxième essayait de survivre en bossant à l’usine. Les quatre autres dérivaient dans les couloirs. La plus petite, neuf mois, passait de bras en bras, parfois oubliée sur un canapé. Un soir, un de ses ex avait trouvé le nourrisson seul, les autres gamins en train de jouer avec le gaz de la cuisine. Il avait paniqué, appelé la police. Les services sociaux étaient arrivés. Les enfants avaient été placés. Clotilde avait pleuré, crié, juré qu’elle changerait. Et un an plus tard, miracle : permis de conduire obtenu, logement conservé, elle récupéra ses six enfants comme si de rien n’était.

Elle avait ce don de manipuler le système avec la même facilité qu’elle manipulait ses amants. Quatre de ses ex avaient fini derrière les barreaux, accusés de violences domestiques. Certains avaient

peut-être fauté, mais tous ? Même moi, j’avais du mal à y croire.

Un soir, le couloir s’était transformé en tribunal improvisé. Le père portugais, le troisième dans la liste, hurlait depuis l’escalier.

— « Tu m’as détruit la vie, Clotilde ! Tu m’as pris mon fils et tu m’as balancé aux flics ! »

Elle ouvrit la porte en grand, verre à la main.

— « Toi ? Mais tu t’es détruit tout seul, mon pauvre. Moi j’ai fait que signer les papiers. »

Il tremblait de rage.

— « T’as menti ! T’as inventé des coups ! »

— « Écoute, si t’étais parfait, je t’aurais gardé. Mais t’étais pas à la hauteur. Va pleurer ailleurs. »

Les jeunes du quartier riaient, comme si c’était une série télé. Puis la police arriva. Clotilde les accueillit avec un sourire radieux.

— « Ah, mes héros ! Je savais que vous viendriez. »

Clotilde croyait fermement qu’elle avait un QI supérieur. Pas qu’elle le proclamait ouvertement, mais ça se lisait dans sa manière de rire des remarques, de se moquer des voisins, de tourner en ridicule les agents sociaux. Elle passait son temps à dire :

— « Moi je comprends les gens, je les lis comme des livres ouverts. »

Et quand quelqu’un osait la contredire, elle haussait les sourcils, comme une prof face à un élève stupide.

Le plus fou restait son rapport avec la police. Les agents venaient souvent, pour tapage nocturne, pour disputes, pour plaintes des voisins. Mais au lieu de la sanctionner, certains s’installaient même dans sa cuisine, prenaient un café, prenaient des notes. Clotilde leur fournissait des informations sur les dealers, les squatteurs, les disputes internes du quartier. Son appartement était devenu une vigie pour la police. Elle s’amusait de ce rôle d’indic improvisée.

— « Tu travailles pour eux ou quoi ? » lui avais-je lancé.

— « Mais non ! Enfin… un peu, quoi. Je les aide, ils m’aident.

Tout le monde est content. »

— « Tu crois pas que tu joues avec le feu ? »

— « Je joue avec tout, mon chéri. C’est ça, la vie. »

Et au fond, je crois qu’elle adorait ce rôle. Elle avait le sentiment

d’être un agent secret. Ses six ex, d’origines différentes, formaient presque un réseau international. Antilles, Portugal, Algérie, Tunisie, France, Albanie : on aurait dit un congrès des Nations Unies réduit à une chambre à coucher. Parfois, je me surprenais à croire à une théorie folle : et si Clotilde était un agent de liaison du contre- espionnage, une Mata Hari de quartier ? Mais la réalité était moins glamour : elle vivait simplement dans une schizophrénie sociale non diagnostiquée, persuadée de dominer un monde qui la dépassait.

Les voisins, eux, n’en pouvaient plus.

— « Vous êtes une plaie, Clotilde ! » criait un retraité du premier étage.

— « Une plaie ? Non, je suis le sel de la vie ! » répondait-elle en trinquant à sa propre insolence.

Et moi, malgré ma lucidité, je continuais à lui parler, à rire de ses répliques, à m’asseoir parfois sur son canapé collant. Non pas par attirance, je n’ai jamais supporté les quadragénaires nymphomanes aux histoires sans fin, mais par curiosité sociologique. Clotilde était un laboratoire vivant, une caricature de notre époque, une comédie humaine à elle seule.

Quand je sortais de chez elle, je retrouvais le souffle du quartier. L’air du Havre reprenait son rythme paisible. Les lampadaires s’allumaient, les enfants jouaient encore au ballon, les passants pressés rentraient, le pain chaud sous le bras. Les effluves de café et de terre humide se mélangeaient, le cimetière se dressait dans son silence solennel. Malgré les cris de Clotilde, malgré les interventions de police, malgré les disputes de couloir, la rue restait belle dans sa fragilité.

Je me suis dit ce soir-là que Clotilde n’était pas qu’une voisine. Elle était un symbole. Elle représentait à elle seule les fissures de notre société, ses contradictions, son absurdité. Elle était à la fois victime et bourreau, comique et tragique, indic et délinquante, mère et enfant. Un paradoxe vivant, une énigme qui transformait notre quartier en théâtre permanent. Et je savais déjà que, tant qu’elle serait là, notre histoire ne manquerait jamais de matière.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lion766 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0