Le Braqueur prêcheur et l’orpheline de joie.

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Le Havre s’endormait ce soir-là sous un ciel bas, couleur de rouille, quand la pluie récente faisait luire les trottoirs fissurés d’un éclat huileux. Le vent marin apportait avec lui des relents de gasoil, de poisson, de goudron humide et de frites molles vendues au coin des kebabs. Tout semblait à la fois poisseux et tragique, comme si la ville elle-même, fatiguée de respirer, se recroquevillait sur ses blocs de béton. À l’extrémité du quartier, vers le terrain d’entraînement du HAC, se dressait un cube HLM gris, un parallélépipède sans grâce, saturé d’urine dans ses escaliers, rongé par la moisissure et les cris d’enfants. C’était là que vivaient Élodie et Kassim, le couple le plus contradictoire, le plus grotesque et le plus moqué de tout le voisinage.

Élodie avait vingt-deux ans. Elle traînait dans la vie comme une poupée ébréchée, silhouette lourde, poitrine monumentale qui pendait librement sous des débardeurs tachés, cheveux blondis à outrance, racines noires visibles comme une signature de négligence. Quand elle riait, son rire rauque, brisé, donnait l’impression qu’elle toussait des cendres. Elle était née sans mère, élevée par l’ASE, ballotée de foyer en foyer comme une balle de ping-pong, écorchée par des éducateurs pressés, jamais consolée par personne. À quinze ans, elle avait fugué. Tous se rappelaient encore son retour au quartier, accrochée à la main d’un proxénète d’Aplemont, un type aux yeux jaunes et aux poings trop rapides, qui la battait autant qu’il l’exploitait. De lui, elle avait eu un enfant. Un fils. Tout le monde

l’avait vu traîner, morveux et pieds nus, dans les couloirs du foyer de la honte. Pour beaucoup, ce gosse était devenu le symbole d’un destin volé, l’incarnation vivante de la violence transformée en chair.

Depuis, le corps d’Élodie s’était délabré. Un cancer de l’utérus mal soigné, des cicatrices invisibles, une stérilité définitive. Elle avait perdu la possibilité d’avoir d’autres enfants, mais elle brandissait parfois son fils comme un trophée mal assumé, comme si ce gamin pouvait effacer la tache indélébile du proxénète. Devant l’école du quartier, elle jouait la mère modèle, foulard mal noué, poussette empruntée, sourire édenté, lançant des banalités aux autres mères. Mais ces dernières, avec leur ironie féroce, savaient tout. Elles la regardaient avec le mépris réservé à celles qui tentent de se maquiller une réputation pourrie. Elles murmuraient : « C’est elle, Élodie, la fille du trottoir, la mère qui pue la proposition. »

Et puis, il y avait Kassim. Trente-neuf ans, petit, trapu, ventre rebondi qui débordait sur ses pantalons trop serrés, jambes courtes qui lui donnaient l’allure d’un jouet mal conçu. Son regard noir voulait se donner une gravité, mais son corps, ridicule et tassé par dix ans de prison, le trahissait. Son grand exploit criminel ? Le braquage raté d’un Crédit Agricole. Ses complices s’étaient envolés avec le pactole. Lui, il était resté, menottes aux poignets, à payer pour tout le monde. Résultat : zéro euro, dix ans de taule. Dans le quartier, on l’appelait « le braqueur bénévole », celui qui avait offert sa liberté aux autres.

Son père, ancien dealer de cocaïne, s’était recyclé en imam de fortune, donnant des sermons de cage d’escalier, mélange de prêches pieux et de souvenirs de transactions. Kassim, à sa sortie, l’avait imité. Il s’était proclamé prédicateur, barbe huilée, doigt levé au ciel, débitant des versets comme des couplets de rap devant les HLM.

« Frères, écoutez ! La pudeur, c’est la clé ! » lançait-il. Derrière lui, Élodie se grattait la poitrine sans soutien-gorge. Les jeunes ricanaient : « Ouais, la pudeur, gros, mais pas chez toi, hein ? »

Le couple formait une caricature à ciel ouvert : le braqueur-prêcheur et la pute-maman. Deux pantins en quête de respectabilité, deux fantômes qui voulaient jouer aux vivants. Kassim essayait d’incarner le beau-père exemplaire du fils du proxénète, mais tout le quartier savait la vérité. « C’est pas ton gosse, Kassim, arrête de jouer au daron », lui criaient parfois les jeunes. Il faisait semblant de ne pas entendre.

Un soir, je croisai Mânes devant l’entrée. Kassim sortait du hall, barbe encore humide, posture de mini-imam, le doigt pointé vers le ciel. Derrière lui, Élodie, débardeur taché, poitrine ballottante, traînait la poussette vide. Mânes explosa de rire et me lança : « Tu sais c’que c’est leur couple ? C’est le mariage du halal et du haram, version discount. » Je ne pus m’empêcher de rire. Kassim, vexé mais décidé à jouer son rôle, déclama : « Mes frères, mes sœurs, il faut respecter la morale ! » Élodie l’interrompit, voix traînante :

« Kassim, ferme-la. Ramène du pain, plutôt, la gosse a faim. » Le hall entier éclata de rire.

Les anecdotes circulaient comme des billets de loterie. Certains juraient avoir vu Élodie continuer à se prostituer dans des bars miteux du centre-ville. Mânes affirma l’avoir approchée un soir :

« J’te jure, frère, l’odeur était tellement atroce que j’ai failli vomir. Même les clients s’enfuyaient. » D’autres disaient que Kassim faisait ses rappels religieux juste après avoir écoulé des bijoux volés.

Personne ne se risquait à les affronter : trop bruyants, trop instables, trop risibles.

Kassim et Élodie étaient ensemble depuis 2019, un couple cimenté par le ridicule et consolidé par la honte partagée. Ils voulaient dégager l’image d’un foyer respectable : lui en imam miniature, elle en mère courage, brandissant un fils qui n’était que la cicatrice vivante d’un passé sordide. Mais aux yeux du quartier, ils étaient la farce la plus aboutie. Chaque sortie devenait une scène, chaque dispute une série, chaque mensonge une comédie noire.

En les regardant, je compris que ce n’étaient pas seulement deux égarés en quête de dignité. Ils étaient une parabole vivante, une contradiction ambulante, une fable grotesque où la vertu proclamée se mêlait au vice affiché. Ils incarnaient la honte et la distraction, la pitié et le fou rire. Et moi, malgré la nausée, malgré le sarcasme, malgré le dégoût, je savais déjà : tant qu’Élodie et Kassim vivraient dans ce cube HLM, notre quartier ne manquerait jamais de théâtre, ni de matière à écrire.

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