La Tragédie burlesque du hall d’entrée.

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Le hall puait le graillon, la pisse et la bière éventée. Les néons clignotaient comme des projecteurs fatigués, les carreaux fissurés servaient de planches, les boîtes aux lettres cabossées de décor. Ce soir-là, tout le monde avait rendez-vous, sans convocation officielle, comme si le destin avait décidé que ce hall devait devenir un théâtre de fous.

Kamal surgit en claquant la porte vitrée.

— « Qui a une clope ? Ou une pièce ? Ou un billet ? »

— « T’es relou, frère, t’as plus de demandes que Leboncoin », lâcha Mânes, cigarette coincée au coin des lèvres.

Clotilde entra derrière, talons de plastique et bouteille de rosé comme un sceptre.

— « Faites place à la star ! Six enfants, six pères, et pas un qui paye la cantine. Applaudissez, bande de clodos ! »

M. Leroy leva son carburateur comme une arme.

— « J’applaudirai quand tu me rembourseras mes pneus. »

— « Mes gosses testent la sécurité. Crash-test gratuit, t’es pas content ? » répliqua Clotilde en éclatant de rire.

M. Chemmam fit irruption, tapis de prière sous le bras.

— « Mes frères, mes sœurs, venez, prions ensemble ! »

Élodie gronda, un chewing-gum rose collé aux dents.

— « Prier ? Et toi, tu pries avant de couper ton jambon dans les pizzas ? »

Rires étouffés dans le hall. Kassim bombait son petit torse.

— « Respectez la foi, je vous dis ! La pudeur avant tout ! »

Élodie aboya aussitôt :

— « La gosse est sale, ramène des couches ! Voilà ta pudeur ! » Le hall explosa de rires gras.

Mânes tapa du pied comme un chef d’orchestre.

— « Admirez le duo ! Lui prêche, elle pue ! Bonnie & Clyde version halal-haram ! »

Kamal pointa Clotilde du doigt.

— « Six pères différents ? Ton salon, c’est la Coupe du monde ! Sinon tu n’as pas une cigarette s’il te plaît ?»

— « Je ne fume pas je préfère boire et La Coupe du monde ? Exactement, chéri : Portugal, Algérie, Tunisie, France, Albanie, Antilles… et c’est pas fini ! J’attends encore le Japon pour compléter l’album Panini », répliqua-t-elle, triomphale.

Élodie ricana, méchante.

— « Toi au moins t’as eu des candidats. Moi j’ai eu qu’un proxénète et une gosse en Happy Meal. J’aurais bien voulu avoir une vie paisible à Los Angeles avec mon Kassim, mais hélas avec les responsabilités que j’ai c’est impossible. »

Un gamin cria du fond.

— « Ta fille, elle est sponsorisés par l’ASE ! »

— « Ferme-la avant que je t’adopte de force », cracha Élodie.

M. Leroy secoua son carburateur.

— « Et pendant ce temps, qui m’aide à réparer ça ? »

Alexis, resté muet jusque-là, lâcha calmement :

— « Change la fourchette de suspension. » Silence. Tous les regards convergèrent.

Mânes éclata :

— « Voilà notre philosophe ! On débat, lui il bricole. »

Kamel ricana :

— « Philosophe ? Il a juste dit fourchette. Même moi je peux. »

Clotilde renchérit, hilare :

— « Moi aussi je dis fourchette… surtout pour piquer les frites des voisins ! »

Et soudain, tout se mit à exploser. Les voix s’entrechoquaient comme des casseroles. Chacun hurlait son texte improvisé.

— « Ramène du pain ! »

— « Donne-moi une clope ! »

— « Six pères, zéro regrets ! »

— « C’est haram ton décolleté ! »

— « C’est halal tes dettes ? »

— « Ma fourchette, bordel ! »

— « La gosse est sale, change-la avant qu’elle explose ! »

— « Ton tapis de prière, il est plus crade que la moquette du PMU ! »

— « T’as menti, Clotilde ! »

— « Et toi t’as prié avec ton jambon ! »

— « Amène-moi une couche, pas un verset ! »

— « Rendez mes pneus ! »

— « Qui a vu mon briquet ? »

— « Donne un billet, juste un, Kamal a faim ! »

— « C’est pas moi, c’est les gosses ! »

— « Le scooter démarre pas ! »

— « Fermez-la tous, j’entends plus la télé ! »

— « Applaudissez, j’suis la star du hall ! »

— « Silence, on prie ! »

— « On prie rien du tout, on picole ! »

— « T’as trahi, Chemmam, tu vends du porc ! »

— « Toi, rends ton gosse au foyer ! »

— « Et toi, rends ton cerveau à Dieu ! »

— « Y a une odeur de merde, c’est qui ? »

— « C’est la couche ! »

— « Ramène-en, bordel, on étouffe ! »

Ça fusait de partout, un brouhaha qui tournait à l’orgie verbale. Les rires, les insultes, les vannes se chevauchaient comme des percussions. Les gosses hurlaient dans les escaliers, les bouteilles s’entrechoquaient, même les voisins du premier tapaient au plafond avec un balai pour réclamer le silence, ce qui déclencha une nouvelle salve.

— « Tais-toi, le retraité, t’as déjà un cercueil réservé au cimetière d’à côté ! »

— « Toi, Clotilde, on devrait te louer à Netflix, t’as plus de saisons que Casa de Papel ! »

— « Kassim, tu prêches ? Mais prêche pour un travail d’abord ! »

— « Élodie, mets un soutien-gorge, c’est une réunion, pas un cabaret ! »

— « Kamal, rends mes clopes, voleur ! »

— « Moi ? J’ai rien pris ! »

— « Ferme-la, on t’a vu, escroc ! »

— « T’es jaloux de mon bled ! »

— « Ton bled ? Il est sur Google Maps, c’est même pas un vrai village ! »

Le hall vibrait, chaque réplique claquait comme une gifle. On aurait dit un match de boxe verbal à vingt contre vingt.

Puis Alexis, toujours posé contre le mur, lâcha d’une voix froide, nette comme une lame :

— « Vous êtes pathétiques… mais sans vous, on se ferait chier à mourir. »

Un silence brutal. Puis un fou rire général, libérateur, nerveux. Même Chemmam eut un sourire.

Et moi, narrateur cloué sur ma marche, je compris : ce hall n’était pas seulement un passage. C’était une pièce de théâtre improvisée, une tragédie burlesque jouée par des acteurs sans texte, mais avec un génie comique inépuisable. Ici, la misère se changeait en farce, les contradictions en punchlines, les blessures en sketchs. Et tant que le hall existerait, la pièce ne finirait jamais.

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