L’empire de l’honneur du plastique et de la sorcellerie.
Le Havre avait, ce soir-là, quelque chose d’irréel et de plus doux que ses habitudes : la ville renvoyait la lumière comme une promesse — les grues au loin comme des lettres géantes, le port comme une respiration profonde. L’air marin entrait par les failles des immeubles et bordait les mensonges d’un halo qui les rendait presque pittoresques. On aurait dit que la mer, patiente et indifférente, tenait la scène pour que les hommes achèvent leurs petites comédies.
La maison était la plus grande du lotissement, un pavillon qui tenait du manoir pour ce quartier : façade nette, pelouse taillée, volets impeccables. On la regardait avec une sorte d’admiration contrainte
— respect social, respect mimétique, respect qui se nourrissait de rumeurs et d’honneurs prêtés. À l’intérieur vivaient le daron — négligé par l’écriture, sculpté par le dur du labeur, maçon de la génération 70 — et la daronne, ombre domptée et rageuse, analphabète aussi, parole courte mais arme longue. Ils avaient six enfants : réussites affichées, postes, voitures, mariages, une constellation prospère. À l’ombre de leur respectabilité, un cousin handicapé dormait dehors l’hiver dernier ; lui, l’exilé sans appui, la victime d’un oubli volontaire.
Il me regardait souvent comme un promeneur regarde la mer : avec la fatigue de celui qui connaît la profondeur. Un soir, il m’a dit, sans fard, en me tendant une cigarette comme on tend une confidence :
• « Ils m’ont mis dehors à moins cinq. Tu crois que je suis un fantôme ? Ils m’ont donné l’hiver pour couverture. »
• « Pourquoi ? » ai-je demandé, con, prêt à croire une autre fable.
• « Parce qu’ils avaient peur que je rappelle à tout le monde le prix des choses qu’ils ont volées. Mon père, lui, s’est tué pour leur permettre d’avoir ce qu’ils ont : le permis, la maison, les pères à côté des photos. Et quand j’arrive, on m’accuse de cambriolage. »
Il parlait comme on égrène des dates de fin du monde. Son rire était sec, sans joie : un rire de survie.
Le récit a défilé : la lettre envoyée à la sous-préfecture, l’humiliation administrative, la salive des voisins en guise de réputation, la mise en scène : « Il est fou, il est athée » — l’étiquette parfaite pour tuer l’homme sans tache publique. Kassim, « le braqueur bénévole », fut dépêché pour vider les tiroirs ; la daronne aurait, selon le cousin, pratiqué « des petits travaux occultes » pour rendre la vie de l’exilé encore plus absurde — des rumeurs, des charmes, des paroles qui ferment les portes d’un avenir. Le pire n’était pas le vol, m’a-t-il dit, c’était l’indifférence qui suivait : pas de visites à l’hôpital, pas de bras tendus, juste l’effort méticuleux d’effacer leur lien.
Je veux que tu entendes leur salon comme un tribunal de verre. Voici comment ça s’est joué, dans la bouche de ceux qui ont des clefs et des excuses.
• « Il a volé quoi ? » demanda le daron, voix comme une pierre polie par les années.
• « Juste des papiers, père. Des papiers, et la honte d’être vu. »
• « Il est ingrat. Il n’a pas connu la France comme nous. Il ne sait pas se taire devant l’honneur. » — la daronne cracha le mot “honneur” comme si c’était un cure-dent.
• « On l’a aidé, non ? On a mangé avec lui. On l’a fait entrer. Il a tout ! » répliqua un fils, trop net dans son complet.
• « Il est bizarre. Il ne prie pas, il fait parler les gens. On a besoin d’ordre, pas de bruit. » susurra la fille aînée, comme si elle racontait la météo.
Mais le cousin avait une autre version, la seule qui compte quand on mesure l’écart entre la façade et le creux :
• « Mon père a construit votre réputation, pierre par pierre. Il a trimé pour que vous soyez respectés. Et vous ? Vous avez écrit une lettre pour qu’on m’expulse. Vous m’avez accusé de voler chez vous. Vous avez cassé mes dents avec vos regards. »
La conversation est devenue coup de poing : mots courts, tranchants, sans mythologie. Le daron, 90 ans, restait calme parce qu’il n’avait plus qu’un dictionnaire de fatigue ; la daronne mordait les phrases comme des os :
• « Il a souillé notre nom. Il ne croit pas. »
• « C’est lui qui est souillé, de ne pas savoir dire merci », répondit le cousin, les yeux ravinés.
Il y eut la scène qui n’a pas besoin d’être inventée, la scène qui explique tout : Kassim, à la demande d’un des fils, est venu un soir récupérer des « preuves ». Il est parti avec les papiers, la voiture, les repères. Il est allé en prison — commode pour la famille : le bouc- émissaire condamné à l’extérieur. Pendant ce temps, on a organisé la “respectabilité” : fêtes, photos, visites pieuses à la mosquée, gâteaux pour la mairie. Le quartier a regardé et applaudi. Hypocrisie sociale en costume-cravate, clin d’œil pour la communité. Mais ce clin d’œil avait un goût de fiel.
Le cousin, dans sa lucidité blessée, me dit — et sa formule me resta :
« Ils confondent la foi et la façade ; ils adorent l’icône, pas l’homme qui a donné sa sueur. »
C’était un aphorisme qui aurait plu à Nietzsche, à son écriture qui
creuse la vérité sous le vernis social. On entendait, derrière chaque phrase des K., un fossile d’orgueil brisé.
Alors les dialogues sont devenus fil d’acier. Ils se sont affrontés comme deux saisons. J’ai écrit ce qu’ils se sont dit, pour que tu sentes la charge :
• « Tu es un ingrat. » — « Tu es un voleur. »
• « Nous t’avons donné à manger. » — « Vous m’avez donné des crocs, pas des mains. »
• « Tu veux la honte ? Alors pars. » — « Vous avez peur que j’ouvre la bouche. »
• « Il a volé, il doit partir ! » — « Et vous, vous avez volé des vies. »
Le cousin n’a pas choisi la vengeance de chair. Il a choisi la vengeance de la dérision. Quand la daronne a commencé à souffrir, quand un AVC a cassé le daron comme une bouteille, il a désamarré toute colère en une petite fête intérieure. Il m’a confié, sans éclat triomphant mais avec une netteté qui fait frissonner :
• « À chaque chute d’eux, je verse un peu de musique. Une bouteille de champagne pour la garde-robe sociale qui tombe. Je n’invite personne. Je danse seul chez moi. C’est ma justice. »
Ce qui peut passer pour cruauté est, chez lui, une forme de salut : il refuse la confrontation directe parce qu’il croit que la vérité trouvera ses chemins — qu’un récit retombe comme un boomerang. Il veut partir au Maroc pour raconter : dire à la famille du bled que les saints sont des marionnettes, que les héros de la diaspora peuvent être des démons en costume. Il veut déshabiller la légende.
Les voisins, eux, jouent un rôle. Certains chuchotent, d’autres ferment les yeux. Fatoumata passe et brode ; elle savait des choses et les amplifiait, comme si la rumeur était son métier. Le respect social,
finalement, ressemble à un pacte secret : on admire ceux qui tiennent le décor, on détourne le regard quand ils salissent la toile.
Il y a des moments où la comédie sociale devient tellement grosse qu’on en voit la couture. Un des fils, qui a épousé la façade de l’intégration, m’a dit un soir, la voix douce et brillante :
• « Tu ne comprends pas, tout ce qu’on a fait, c’est pour la famille. »
• « Pour qui ? Pour vous ? » ai-je demandé.
• « Pour l’honneur. »
• « L’honneur d’écrire des lettres pour jeter un cousin dehors ? C’est ça l’honneur ? »
Ils avaient trouvé le prétexte idéal pour le crucifier : il s’était marié deux fois avec des Françaises. Pour eux, c’était la preuve ultime qu’il n’était pas un « vrai musulman ». Les darons ricanaient dans leur pavillon, les fils bombaient le torse en lui crachant qu’il avait perdu sa dignité, qu’il avait trahi sa religion. Ironie tragique : quelques années plus tard, leurs propres filles ont fini par épouser, elles aussi, des Français. Et pire encore : les mariages n’ont même pas tenu, les deux ont divorcé comme on change de forfait téléphonique. Le cousin, lui, ne disait plus rien : le paradoxe parlait tout seul, et il suffisait de regarder leur hypocrisie se mordre la queue.
Le silence fut la seule réponse. La mer, loin, rejetait une lumière argentée, comme pour rappeler qu’il y a une échelle des choses : la dignité et ses faux frères.
En me couchant ce soir-là, non loin du port, je pensais à Camus : l’absurde est là, dans le geste d’un homme qui a tout donné et qu’on enterre vivant. Mais le Havre, obstinément beau, ne se vend pas aux haines domestiques. La mer nous rend petit et nécessaire à la fois.
Elle nous rappelle que, malgré les masques, la ville garde sa grâce — parce qu’elle est plus grande que nos petites vengeances, parce qu’elle a la patience de recoudre les blessures, lentement, avec des vagues.
Et si je dois conclure sur une note que la mer me souffle toujours : Le Havre, même quand il voit les masques tomber, garde sa beauté. Les pavés racontent encore des histoires, la lumière de la nuit efface les chiffres des rancœurs, et la vie continue d’être, malgré tout, un cheval de bois qu’on noyera jamais. Le cousin partira peut-être au bled. Les voiles lèveront. Les gens changeront, ou pas. Mais la mer, elle, continue de donner à nos misères une profondeur où se noient parfois les hontes — et parfois, les révèlent.
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