La fête et le gouffre.

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Le Havre, ce matin-là, était paré d’une lumière de nacre. Le soleil, se levant sur les quais, brossait les façades de béton de couleurs douces, et le vent salin portait les promesses de l’océan jusqu’aux rues. Les mouettes décrivaient des cercles au-dessus de la Mairie, dont l’architecture moderne se drapait d’une dignité solennelle. La ville, dans son contraste si particulier, semblait elle-même célébrer l’union qui se préparait. C’était une journée pour l’amour, une journée où même la rudesse des pavés et la mélancolie des cargos semblaient s’effacer devant la joie d’un mariage. La noce de Jean-François et de Amikhra. Une foule élégante affluait sur le parvis, riant, s’embrassant, un kaléidoscope de visages illuminés par l’instant, un instant de pure poésie.

Le mariage n’était pas une fête, mais une mise en scène. Une conquête. Une orgie de dorures et de décibels, une insurrection des sens où le faste, comme un voile d’or, devait étouffer le murmure des vies qui n’avaient pas réussi. Le pavillon de la famille K., dans les hauteurs du Havre, s’était métamorphosé en un Versailles de pacotille, avec des guirlandes lumineuses qui clignotaient comme des étoiles de néon et une tente caïdale louée pour l’occasion qui semblait vouloir avaler la pelouse. Le père de famille, El Kharoui, le maçon à la retraite de 90 ans affairiste des vide-greniers de Sidi Bendlam, se tenait là, le visage creusé par les années de labeur sur les chantiers. Ses six enfants, quatre fils, dont le plus âgé avait 60 ans, et le plus jeune 30, et deux filles, une quadragénaire et l’autre quinquagénaire, l’entouraient comme une cour royale, chacun son

expression, son rôle, dans cette comédie familiale. Il y avait Kharir, le benjamin, à l’arrogance désinvolte ; Akhrar, l’aîné, à l’air grave et calculateur ; l’orgueilleux Khorakhar, et le stratège machiavélique silencieux AbdelKharé. Les filles, Amikhra, la mariée, et sa sœur déjà divorcée Kharifa, paraissaient naviguer entre l’éclat de leur bonheur et l’ombre des non-dits qui planait sur eux.

La foule était une galerie de personnages hauts en couleur, dont la crème de la communauté. Parmi eux, les amis proches de la famille K., Kassim et son père Lkawad. Ce dernier, un septuagénaire, dégageait une prestance imposante du haut de ses 1 m 50, celle d’un homme qui s’était autoproclamé imam et chef de la communauté marocaine du Havre. Il portait une djellaba immaculée et un chapelet qu’il faisait glisser entre ses doigts, signe ostentatoire d’une piété acquise sur le tard, une foi qui avait poussé sur les ruines de son passé de voleur de rue et de dealer. Kassim dit le braqueur bénévole se tenait aux côtés de son père, deux spectateurs privilégiés de ce spectacle.

La cérémonie à la Mairie fut un spectacle sobre et rapide. Les mots du maire sur l’amour, l’égalité et la laïcité résonnaient dans la salle, et le silence de la famille K. disait plus que mille sermons. Ce n’était pas juste un mariage religieux, mais aussi une formalité républicaine, une première étape avant la fête fastueuse où l’argent et les apparences prendraient le relais. Amikhra et Jean-François, l’ingénieur, échangeaient leurs vœux, inconscients de la dissonance orchestrée par leurs proches.

La route vers Étretat était une procession de voitures de luxe, le ballet d’une fausse opulence. Les paysages défilaient, les falaises, les champs de colza, l’horizon immense, comme une métaphore des vies de la famille K. : un extérieur parfait qui cachait un vide. Au même moment, à l’autre bout du Havre, sur un trottoir humide, un homme d’honneur s’éteignait sous une perfusion de rue. Le cousin, le

« brisé », était là, enroulé dans une couverture jetée comme une loque, son fauteuil roulant tel un trône de misère sur les galets. La

perfusion pendait d’un lampadaire, son seul fil de vie. Il avait tout perdu, tout, sauf son honneur. Et c’est peut-être cela qui les rendait fous.

Il n’était pas un mendiant, mais un homme qu’on avait dépossédé, que la jalousie d’une famille avait poussé au bord du gouffre. Son père, au Maroc, s’était dévoué corps et âme pour ce frère de 90 ans, analphabète, qui avait été le patriarche de la famille K. Il se souvenait des allers-retours au Maroc, des milliers de kilomètres parcourus, des sacrifices, des souffrances. Mais l’ingratitude est un poison qui se transmet par le sang.

Le gîte était un manoir somptueux, avec des jardins impeccables et une vue imprenable sur les falaises. Il semblait être l’incarnation de la réussite de la famille K. Mais le décor était aussi un miroir déformant. L’intérieur était décoré à outrance, des lumières stroboscopiques, des tentures, une estrade pour le DJ et son orchestre inconnu.

La fête était un brouhaha de dialogues. Les six enfants K. s’étaient retrouvés près du buffet. Les deux frères, Akhrar et AbdelKharé, parlaient à voix basse, leurs visages se tordant d’un mélange d’arrogance et de dégoût.

— C’est un comble quand même, Khorakhar, dit Kharir avec une moue dédaigneuse. On l’a renié, on l’a chassé de la maison, on lui a fait la misère parce qu’il se mariait avec une Française et qu’il ne voulait pas prier… et Amikhra, notre sœur, elle fait quoi ?

— Mais il ne croit même pas en Dieu, Kharir, répondit Khorakhar en souriant. C’est l’essence même de la famille. Le daron pieux qui est heureux, tu le vois bien. Il a un gendre riche, avec une bonne situation, qui sait, peut-être il va lui payer le pèlerinage à la

Mecque ? Qu’importe s’il ne croit pas en Dieu, du moment qu’il croit au compte en banque. C’est ça aussi la foi.

— Ah ouais, ça change trop du bledien mendiant athée qui fait le malade !

— C’est ça ! renchérit Kharifa, la sœur aînée, qui venait d’arriver, un verre de jus de fruit à la main. On a aidé les cousins blediens croyants et aptes, surtout, à se marier, on leur a tout donné parce qu’ils faisaient semblant de croire, ils venaient du côté de notre mère. Et le fils de l’oncle paternel, le cousin de sang pur, on l’a traqué, on doit vraiment le zapper parce qu’il était athée ! C’est vraiment la charité sur cette Terre, il ne priait jamais, même en présence de notre père pieux béni.

À quelques mètres d’eux, d’autres cousins maternels de la famille K. riaient aux éclats. Ils étaient arrivés en force, avec leurs familles.

Eux, Khirour et Kherkhane les avait accueillis à bras ouverts. On leur avait trouvé des petites combines, on leur avait donné de l’argent pour leur mariage, on leur avait même offert une voiture d’occasion. Ils étaient les "bons". D’une, ils étaient du côté de la mère. De deux, ils étaient des croyants, du moins en apparence. Ils faisaient semblant de prier, même s’ils enchaînaient avec le whisky après, ils s’assuraient que tout le monde les voyait manger halal, ils parlaient de "la communauté" à tout bout de champ. C’étaient des "pseudo- croyants", et ça, pour le daron, c’était la monnaie la plus précieuse qui soit. L’hypocrisie était une devise, et ils en étaient les riches actionnaires. Pendant que ces cousins étaient célébrés, l’autre cousin, l’handicapé, était un fantôme, un sujet tabou, un homme dont on ne devait pas prononcer le nom. On ne l’avait pas invité au mariage, bien sûr. Il avait été chassé de la maison, sans pitié, pour son athéisme continu, pour le fait qu’il n’avait jamais courbé l’échine devant leur foi à la carte.

Le mariage d’Amikhra était le point culminant de cette mascarade. On se souvenait encore des sermons enflammés, des regards de travers et des murmures de la famille K. lorsque leur cousin s’était marié avec une Française, puis une deuxième. La pureté des coutumes, la fidélité à la foi, la sacralité du sang… tout y était passé. Mais leur haine, sa source véritable, était plus profonde. C’est qu’il était athée. Il ne croyait pas en Dieu. Il ne faisait pas le ramadan. Il ne priait pas avec eux. Il osait vivre sa dignité et sa liberté sans leur

cadre, sans leurs chaînes. C’était ça, leur véritable offense. Non pas l’amour, mais l’absence de foi. Non pas le mariage, mais la liberté de l’esprit. Et aujourd’hui, Amikhra, leur propre fille, épousait Jean- François, l’ingénieur français. L’ironie était à pleurer de rire, un humour noir qui rendait la situation à la fois absurde et tragique. Où étaient passées les leçons de morale, les critiques, les ricanements ? Elles s’étaient envolées comme des fumées de narguilé, dispersées par la richesse et l’opportunisme. C’était la preuve vivante que leur Islam n’était pas une foi, mais une façade, une arme de jugement sélective qu’on brandissait pour s’élever en écrasant les autres.

Le mariage, dans son ironie cruelle, était la dernière pièce d’une tragédie grecque où la famille K. jouait le rôle des dieux, ceux qui décident du destin des hommes, tandis que le cousin, comme Sisyphe, tentait de pousser son fauteuil roulant vers une réussite qu’on lui refusait à jamais. Le mariage était un triomphe, mais il était le triomphe du vide, de l’égoïsme et de la trahison. Il était le vrai visage de la famille K., une famille qui, au lieu de s’élever, préférait enterrer les autres pour avoir l’air plus grand.

En fin de soirée, lorsque le gîte fut baigné d’une lueur d’aube blafarde, les premiers invités commençaient à partir. Les lumières d’Étretat s’allumaient, loin, si loin de leur monde clinquant. Il ne pouvait pas le voir, mais il savait qu’il était là, l’ombre de leur succès, le cousin brisé, le miroir qui reflétait la vraie nature de sa famille. Il n’y avait pas de gloire dans ce mariage, seulement le sarcasme d’une fête bâtie sur les ruines d’une vie. Le bonheur était une comédie, et le cousin en était le public, un public muet, un juge silencieux. Le Havre, obstinément beau, ne se vendait pas aux haines domestiques. La mer nous rendait petits et nécessaires à la fois. Elle nous rappelait que, malgré les masques, la ville gardait sa grâce — parce qu’elle est plus grande que nos petites vengeances, parce qu’elle a la patience de recoudre les blessures, lentement, avec des vagues.

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