L’indomptable des étals.

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Le Havre s’éveillait ce matin-là sous un ciel d’acier. La lumière, d’abord timide, glissait entre les grues du port comme une bénédiction métallique. Les pavés encore humides des pluies de la veille reflétaient des éclats dorés, et le vent marin, chargé d’iode et de gasoil, pénétrait jusqu’au cœur des HLM. Les mouettes sifflaient comme des juges goguenards au-dessus de la ville, rappelant à chacun que la mer, elle, ne triche jamais. Dans ce décor où béton et horizon se toisaient, se détachait une silhouette singulière : Arnaud, l’as des étals, chauffeur à ses heures, mais avant tout Havrais pur- sang.

Quarante ans au compteur, deux divorces comme des cicatrices mal refermées, et pourtant un regard clair, une énergie intacte. Arnaud avançait dans la vie comme un boxeur endurci : les poings marqués, mais toujours levés. Père de deux enfants qu’il aimait comme on aime une ville natale – farouchement, sans condition – il traçait sa route avec un sens du devoir qui forçait le respect. À mi-temps, il vendait du fromage sur les marchés de la région, sa voix résonnant entre les étals comme une proclamation :

• « Goûtez-moi ça, c’est pas du caoutchouc industriel, c’est du vrai, c’est du terroir, c’est la Normandie qui vous parle ! »

À l’autre mi-temps, il sillonnait les rues au volant de son VTC, le volant serré entre ses mains comme un gouvernail. Chaque client devenait un passager dans une comédie humaine, chaque trajet une

discussion improvisée sur le Havre, la France, la vie.

Arnaud transformait ses heures de conduite en tribune, son habitacle en agora. On entrait dans sa voiture pour traverser la ville, on en sortait avec l’impression d’avoir traversé l’Histoire.

Il n’était pas seulement un voisin : il était un ami fidèle, un conseiller précieux, celui dont la voix tranchait comme une lame dans mes hésitations. Là où d’autres flattaient ou fuyaient, Arnaud parlait vrai. Son franc-parler lui valait critiques, moqueries parfois, mais moi, je l’admirais. Dans ce quartier saturé de masques, il incarnait la parole nue, la vérité brute, même quand elle dérangeait.

Un jour, alors que nous étions assis au pied de l’immeuble, il déclara :

• « Tu sais, frère, le Havre, c’est pas juste des briques et du béton. C’est des gens, des douleurs, des gueules cassées, mais aussi des rires qui tiennent debout face aux tempêtes. Et moi, tant que je vivrai ici, je me battrai pour que mes gosses, pour que nos gosses, ils lèvent la tête et qu’ils soient fiers de dire : je suis du Havre. »

Ses mots claquaient comme des drapeaux dans le vent. Les anciens levaient les yeux au ciel, les jeunes souriaient en coin, mais moi, je savais que j’avais devant moi un soldat sans uniforme, un patriote du quotidien. Car Arnaud avait fait l’armée dans sa jeunesse, et de ce passé militaire, il avait gardé le goût de l’ordre, la rigueur, mais aussi la rage de protéger. Protéger ses enfants, protéger ses voisins, protéger cette cité qu’il aimait plus que tout.

Il était très proche de Benjamin, le voisin et l’ami de Monsieur Leroy. Ensemble, ils formaient un duo improbable : l’un héritier des scooters bricolés de son père, l’autre marchand de fromages devenu chauffeur-philosophe. On les voyait souvent discuter au coin du terrain de foot, Benjamin silencieux, Arnaud flamboyant, expliquant avec des gestes larges que « la vraie noblesse, c’est pas l’argent, c’est de rester debout quand tout s’effondre ».

Arnaud, c’était ça : un paradoxe vivant. Critiqué par certains pour ses divorces, ses éclats de voix, ses débats sans fin ; mais respecté par ceux qui savaient voir derrière les mots un cœur immense. Ses enfants, une fille et un garçon, étaient son port d’attache, sa victoire intime, la preuve que malgré les tempêtes, il savait aimer et transmettre.

Dans les réunions improvisées du quartier, quand les voix s’élevaient, quand les insultes fusaient, Arnaud se dressait, le verbe haut, le front ferme :

• « Arrêtez vos clowneries ! Ici, on vit ensemble ou on crève ensemble. Le quartier, c’est pas un ring, c’est une famille. Une famille désunie, oui, mais une famille quand même. »

Et moi, narrateur de ces vies, je voyais en lui un phare. Un Havrais indomptable, un homme capable de transformer une cage d’escalier en agora et une tournée de fromages en leçon de patriotisme.

Le Havre, ce soir-là, se couvrit d’une brume douce. Les grues se découpaient dans le ciel comme des croix d’acier, et les lumières des cargos scintillaient sur l’eau noire. Je pensais à Arnaud, à ses paroles, à son rire franc. Dans le vacarme des scooters, dans les cris d’enfants, dans le silence obstiné du cimetière voisin, je savais qu’il avait raison : le quartier est notre havre, et tant que des hommes comme lui s’y dressent, il ne sombrera jamais.

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