PERIL EN MER
Thomas guette impatiemment le retour de sa compagne depuis bien plus d’une heure. Cette femme il l’aime plus que de raison. Il admire sa détermination, sa force de caractère qui lui permettent de toujours se sortir d’affaire.
Rien qu’à entendre le claquement de la porte à l’entrée de Mathilde dans l’appartement, Thomas comprend qu’elle est très énervée. Elle n’est sa maîtresse que depuis quelques mois mais très vite il a appris à la connaître, et surtout à deviner son humeur. Elle était massacrante ce soir !
Depuis longtemps il l’avait attentivement observée afin de mieux la comprendre d’éviter de la heurter. Il souhaite la rendre heureuse, anticiper ses désirs pour les combler et que jamais elle ne regrette de l’avoir rencontré et presque aussitôt l’avoir recueilli chez elle.
Il entend Mathilde se déchausser en jetant ses chaussures au loin dans l’entrée, comme elle le fait quand elle est en colère. Elle bougonne en laissant tomber lourdement son sac à terre, ce qui confirme aux yeux de Thomas qu’elle est furieuse et que la soirée va être houleuse. C’est l’hiver et le froid intense qui s’est installé depuis plus d’un mois n’est sûrement pas la seule raison de cet énervement violent. Peut-être a-t-elle été mal reçue par Louise ? Louise est la belle-sœur de Mathilde, la sœur aînée de son mari Alexandre décédé il y a plusieurs années.
Elle est veuve également et sans enfant, et presque aveugle de surcroît. Sa vue s’est gravement détériorée depuis 4 ou 5 ans sans espoir de guérison, elle souffre d’une vision tubulaire, son champ visuel limité comme la lumière d’un tube qui se rétrécit au fur et à mesure que le temps passe.
Mathilde se sent obligée de passer lui rendre visite chaque soir, pour s’assurer qu’elle va bien, que sa domestique entretient correctement la maison et que tout est en ordre.
Mathilde entre dans le bureau de Thomas, il est installé dans son fauteuil en train de lire le dernier album de Tintin. Thomas prend soudain conscience qu’elle va déverser sur lui son flot de colère.
- Regarde ce que Louise m’a offert. Une bague !
Effectivement Thomas observe une bague à l’annuaire de sa maîtresse, une bague presque trop grosse pour son doigt délicat. La bague est constituée d’un anneau apparemment en or surmonté de trois rubis en goutte d’eau et rehaussés d’un ensemble de petits diamants rutilants.
- Oui et quelle bague. Elle ne te plaît pas ? répondit prudemment Thomas.
Malgré la prudence de la réponse Mathilde eu un sursaut nerveux, il est vrai qu’elle cherchait le moindre prétexte pour s’en prendre à Thomas.
- Là n’est pas le problème ! Bien sûr qu’elle me plaît. Elle est magnifique et sûrement d’un prix exorbitant. Je trouvais que c’était trop pour un cadeau de Noël mais Louise a insisté pour que je la prenne. Et devine ce qu’elle m’a dit pour que je me décide à l’accepter ?
Thomas ne chercha même pas à répondre afin d’éviter de prendre une nouvelle volée de bois vert, il dodelina simplement de la tête.
Eh bien balbutia t’ elle, Louise m’a dit qu’elle était heureuse de me l’offrir en remerciement de tout ce que je fais pour elle.
Elle resterait le seul témoignage de sa gratitude à mon égard car elle va léguer le reste de sa fortune à une association qui s’occupe des orphelins.
Cette dernière phrase avait suffi à porter l’exaspération de Mathilde à son comble. Mathilde se laissa tomber sur le canapé qui vacilla et attrapa une revue qui traînait là. Elle était pâle de colère, Thomas qui craignait qu’elle ne fasse un malaise lui demanda si elle voulait un cognac pour se remettre.
Alors Mathilde les yeux exorbités le foudroya du regard avant de lui hurler :
- Non je ne veux rien que sa fortune qui n’est d’ailleurs même pas la sienne mais celle de mon frère.
Dans cet état de colère, Thomas ne se risque pas à la contredire. Il marmonne quelques mots de façon incompréhensible tout en restant le plus détaché possible pour ne pas donner prise à la vindicte de Mathilde. Tout à coup Mathilde semble prendre conscience que son conjoint ne peut pas connaître l’ampleur de la dite fortune, il n’en a même aucune idée. En effet ils ne sont ensemble que depuis quelques mois, bien après ce fameux incident qui failli coûter la vie à Etienne Delaroche. Etienne était un fils de bonne famille.
Cette dernière avait fait fortune dans la production d’articles de maroquinerie de luxe juste après la guerre. Alexandre, le mari défunt de Mathilde, et Etienne étaient tous deux passionnés de voile et possédaient chacun un voilier de compétition. Ils participaient régulièrement à des régates et à des courses en haute mer. Il y a une dizaine d’années au cours d’une course en autre mer « Les voiles de St Barth » au large de l’Ile de St Barthélémy dans les Antilles Françaises, une tempête se leva rendant hasardeuse la navigation.
Dans ce gros temps Etienne du faire une manœuvre périlleuse, un retour brutal de la bôme envoya ce dernier à la mer. Il se retrouva violemment ballotté comme un bouchon de liège au milieu de creux de mer de plusieurs mètres de hauteur.
La force des flots l’empêchait de se rapprocher de son bateau dont la voile principale s’était déchirée et flottait au vent comme une vieille fripe. Etienne se trouvait en très mauvaise situation, il ne pourrait pas résister longtemps à la puissance des vagues qui le submergeaient régulièrement, il s’épuisait déjà pour se maintenir à flot. Heureusement il portait son harnais ainsi que sa balise de détresse. Malgré l’eau qui lui giflait le visage et troublait sa vision il réussit à déclencher sa balise. A plusieurs miles en avant Alexandre, qui caracolait en 3ème position, entendit le message de la SNSM locale qui elle-même avait capté le signal de la balise de détresse. Conformément aux principes des gens de mer et malgré la tempête, Alexandre décida de faire demi-tour pour porter secours au marin en détresse. Il lui fallu plusieurs heures de navigation pour arriver sur le lieu de l’incident et encore un bon bout de temps et quelques difficiles manœuvres pour qu’Alexandre aperçoive le bateau d’Etienne.
Il avait fini par se disloquer sous les assauts des paquets de mer qui déferlaient sans cesse. Etienne était épuisé, à demi noyé mais toujours relié à l’épave par son harnais.
La tempête passée, Etienne désormais sain et sauf à bord du bateau de son providentiel sauveteur, fut hélitreuillé par un hélicoptère militaire dépêché d’un porte-avion qui croisait dans les environs. Alexandre repris sa course malgré le retard accumulé. Le reste de la course se déroula sans problème pour les autres navigateurs. Alexandre fut acclamé comme il se doit pour son action solidaire à son arrivée à St Barth. Quelques semaines plus tard Alexandre et Etienne se retrouvèrent sur le plancher des vaches, comme on dit, à la Tranche sur mer. De ce jour ils restèrent amis, Etienne restant éternellement reconnaissant à Alexandre pour ce périlleux sauvetage.
Ils se rencontraient chez l’un ou chez l’autre, ou encore à la table d’un bon restaurant, tant et si bien qu’Etienne finit par épouser la sœur aînée d’Alexandre, Louise.
Ceci fait il légua par testament toute sa fortune à sa femme ; charge à elle de la transmettre à leurs enfants et à défaut à Alexandre qui restait pour lui bien plus qu’un beau- frère. Etienne et Louise n’eurent pas le temps d’avoir des enfants. En effet Etienne avait gardé sa passion dévorante pour la navigation et un triste jour de grosse brume dans le Chanel son monocoque croisa la route d’un cargo anglais qui le pulvérisa comme une coquille de noix. On retrouva bien des restes du bateau mais rien, aucune trace d’Etienne qui fut porté disparu à 45 ans à peine. Circonstance catastrophique pour sa succession car de ce fait elle ne pouvait pas être soldée avant 30 ans conformément à la loi.
Par ailleurs Louise ne pouvait se remarier pendant ce délai au risque d’être considérée comme bigame.
Et puis 2 ans plus tard ce fut le tour d’Alexandre emporté par une crise cardiaque pendant un séjour à Pornic au bord de l’océan atlantique. Mathilde eu alors l’idée de proposer à sa belle-sœur d’unir leur chagrin et leur solitude mutuelle. Louise abandonna sa vie parisienne pour se retirer à la campagne, non loin d’Honfleur au bord de la mer.
A l’occasion d’une pause dans un salon de thé d’Honfleur, Louise dit à son amie non sans malice :
- Puisque nous sommes veuves toutes les deux nous devons nous entraider.
Louise avait d’autant plus facilement souscrit à cette proposition du fait qu’elle souffrait depuis quelques années d’un diabète de type I qui a fini par lui causer un début de cécité.
Sans jamais se l’avouer Mathilde s’était persuadée qu’elle hériterait de la fortune de son frère au décès de sa belle-sœur dont elle restait la dernière parente.
- Et voici qu’elle m’annonce sa décision de tout léguer à une association !
Bien sûr légalement elle en a le droit mais tout de même. Elle pourrait se souvenir que je lui ai rendu visite chaque soir depuis des années, que je contrôle le versement de ses loyers, et que je surveille sa bonne et son jardinier.
Dans l’espoir de dédramatiser la situation et surtout de calmer Mathilde, Thomas se leva pour aller dans la cuisine lui préparer un café qu’il lui apporte aussitôt accompagné de quelques spéculos. Elle oublie sa colère pour quelques instants et sourit gentiment à son amant en guise de remerciement. Mais aussitôt après avoir grignoté ses biscuits, elle se remet à pester contre Louise. Elle en profite pour glisser à Thomas qu’elle a gardé secrète leur liaison, pourtant elle est veuve et donc parfaitement libre de prendre un amant. Mais, elle craignait de heurter la rigueur morale de Louise.
- Toutefois je n’ai plus aucune raison aujourd’hui de m’encombrer avec çà, grommelle Mathilde. Louise a manifestement si peu de considération pour moi que j’ai décidé de te présenter à elle comme mon futur mari. Elle va s’en étouffer d’indignation mais cela m’est bien égal.
Maintenant libérée, Mathilde semble plus sereine. Elle attire Thomas près d’elle et se love contre lui et s’endort lentement.
Le lendemain à son réveil sa colère ressurgit intacte et toujours aussi virulente.
Elle lança d’emblée à Thomas qu’Etienne n’aurait pas admis que l’entreprise à laquelle il a consacré sa vie soit léguée à une quelconque association.
- Certes je n’étais que sa belle-sœur. Mais il m’aimait beaucoup car j’étais la femme de son meilleur ami. L’homme qui lui avait sauvé la vie en pleine mer. Et lui au moins, il…
Tout à coup elle s’arrêta de parler, les yeux dans le vague comme pour mieux imaginer le retour inespéré d’Etienne. Elle parait tellement absorbée dans sa rêverie que Thomas se demande si elle ne va pas se mettre en tête de le retrouver, histoire de retrouver ses chances de récupérer cet héritage sur lequel elle compte depuis des années. Mais il sait bien que c’est impossible. Mais sait-on jamais avec cette femme…
Mathilde lui est toujours apparue comme une femme pleine de ressources. Il en trouve encore la preuve quand elle se met à lui murmurer soudainement à l’oreille avec un ton enjôleur :
- D’ailleurs il ne tient qu’à nous qu’il revienne Etienne Delaroche , le marin disparu. Car enfin Thomas, tu es à peine plus jeune que lui et personne ne t’a jamais vu à mes côtés. Louise ignore tout de ton existence puisque je ne lui ai jamais parlé de notre liaison. Tu pourrais te faire passer pour lui non ?
- Bien sûr que non bougonna Thomas effaré par le plan machiavélique ébauché par Mathilde. Je ne ressemble probablement pas du tout à lui et puis enfin il a disparu il y a presque vingt ans.
Mathilde sourit malicieusement en haussant les épaules.
- Justement, plus personne ne se souvient de lui avec précision. De plus n’oublie pas qu’il n’est jamais venu à Noyers. Et que Louise est à moitié aveugle. Elle regrette tellement la disparition de son cher mari que son retour lui semblerait extraordinaire qu’elle ne demandera qu’à y croire.
- Elle n’aura probablement aucun doute et ne cherchera pas plus loin je te l’assure. Et même je serai toujours là auprès d’elle, pour la surveiller, au prétexte de l’assister dans ces moments d’émotion.
- A cet instant même s’il lui parait invraisemblable d’emprunter l’identité d’un autre homme disparu depuis bien longtemps, Thomas sait que Matilde, qui s’est entré cette idée dans la tête, va le harceler sans relâche. Il est conscient également qu’il finira par céder à l’énorme pression qu’elle mettra sur lui pour le convaincre d’accepter. D’autant qu’elle refuse de considérer cette opération comme une flagrante escroquerie, mais plutôt comme un seul et juste moyen de récupérer son dû.
- Je vais te raconter l’enfance d’Etienne pour que tu puisses l’évoquer sans te tromper ni montrer le moindre doute. Et ensuite je te coifferais et t’habillerais comme lui.
Thomas proteste mais sans grande conviction.
- Comment pourrais-je expliquer toutes ces années d’absence ?
Mais Mathilde balaie la question en haussant les épaules :
- Tu raconteras que tu as été recueilli sur le bateau d’un marin pêcheur. Ayant perdu la mémoire tu n’as pu révéler ton identité ni quoi que ce soit. La famille du pêcheur t’as recueilli en échange de ton travail sur le rafiot. Et puis il y a quelque temps un fait anodin t’a rappelé ton passé, tu t’es souvenu de ton identité de ta famille, de tes amis et te voilà.
Crois-moi cette chère Louise sera bouleversée par ces retrouvailles.
- Et si elle doute ? Insiste Thomas.
- Nous aviserons répond Mathilde sûre d’elle.
Thomas préfère ignorer ce qu’elle entend par là et ce qui se passerait dans cette situation. Il sait maintenant trop bien qu’elle est prête à tout pour ne pas voir la fortune d’Etienne lui échapper.
Alors docilement il écoute sa maîtresse lui restituer les souvenirs que racontait Etienne. Bien sûr elle ne connaissait pas toute la vie de son ex beau-frère et Thomas commençait à craindre que des zones d’ombre, d’incertitude le trahissent le moment venu. Il préféra se taire car il lui vint à l’esprit que Mathilde agacée par ses réticences n’en vienne à hâter la mort de sa belle-sœur… Et puis finalement il n’y a plus que Louise qui a connu Etienne, elle seule est susceptible de dénoncer l’usurpation d’identité.
Finalement tout se passe comme Mathilde l’avait voulu. Thomas accepte de se prêter à ce jeu morbide. Il ne résiste pas plus, tant il se montre admiratif devant la volonté de sa compagne.
Bien sûr au moment de frapper à la porte de Louise, Thomas est tout tremblant, il a peur de se trahir.
Mais il a aussi honte de mentir à cette pauvre Louise déjà bien accablée par la vie, qui retient ses larmes en écoutant le récit de son revenant.
Il lui raconte l’effroyable choc avec le cargo, les heures passées dans l’eau glaciale, l’arrivée inespérée du chalutier, sa mémoire perdue et le retour sur terre et dans la masure du pêcheur. Et toutes ses années de navigation et de pêche.
Puis un beau jour à quelques encablures de leur zone de pêche, le chavirage d’un chalutier bousculé par un tanker pétrolier, les marins à la mer et leurs appels au secours. Il a eu du mal à la retrouver, il a fait d’épuisantes recherches pour retrouver sa trace car elle avait vendu leur maison et elle était partie sans laisser d’adresse.
Oui c’est vrai dit-elle, j’ai déménagé pour venir habiter près de Mathilde. Je le regrette un peu car ici à Bréville je ne connais personne et les gens ne sont pas très avenants. Mais Mathilde est si gentille.
Elle prend conscience qu’ils sont restés dans l’entrée, elle lui propose alors de s’avancer dans le salon et elle lui propose un verre de Guignolet, il aimait tant le Guignolet.
- Dès demain dit-elle nous irons à la mairie pour entamer les démarches pour faire constater ton retour. Au fond Thomas est profondément ému par le bonheur et la confiance de cette femme qui ne le questionne pas plus avant et ne lui demande même pas de vérifier si il est bien son mari. Elle est bouleversée par ces retrouvailles aussi inattendues qu’improbables…
- Buvons à ton retour s’exclama-t-elle en lui tendant un verre bien rempli. Pendant qu’il boit elle lui raconte comment malgré tout elle a réussi à faire prospérer l’entreprise ; se faisant elle lui offre un deuxième verre.
- C’est moi-même qui l’ai fait comme autrefois lui dit-elle en souriant.
Elle lui propos un troisième verre qu’il refuse, elle insiste,
- Tu appréciais l’alcool à l’époque. Personne ne le savait parce que tu prenais garde à bien te tenir devant les amis et la famille, mais tu buvais beaucoup.
Déplaisante révélation, Thomas pour rester fidèle au triste souvenir qu’elle a gardé de son mari finit par accepter le verre. Tout en se demandant si cette Louise n’a pas décidé de le saouler pour l’interroger. Finalement derrière son émotion apparente elle m’observe peut-être se dit-il.
- Peut-être qu’une autre femme a réussi à te guérir de l’alcool, ce que je n’ai pas su faire. Mais cela ne semble pas être le cas. Évidemment pendant toutes ces années tu as dû nouer des liaisons et avoir des aventures. Tu as peut-être même des enfants ? Oh tu sais tu peux m’en parler librement après tant d’années je serai compréhensive.
Mathilde et lui n’avaient pas anticipé ce genre de questions. Alors pour ne pas risquer de se fourvoyer dans des mensonges inextricables Thomas décida de lui retourner la question.
- Et toi ? Tu étais trop mignonne pour ne pas avoir eu d’amants. Je craignais même que tu te sois remariée depuis tout ce temps.
- Cela aurait été difficile persifla Louise. Tu es sûrement au courant de cette loi inhumaine qui fige pendant trente ans la situation des personnes disparues. Même si un homme s’était intéressé à moi il n’aurait pas eu la patience d’attendre si longtemps.
Elle retrouve son calme pour affirmer :
- Non, je n’ai pas eu d’amant même si l’idée m’en est venue parfois.
- Tu m’aimais donc tellement ? Se croit obligé de répondre Thomas, touché par l’austère fidélité de Louise.
Il sursaute en l’entendant éclater de rire.
- Ah sûrement pas ricane t-elle. Pas du tout ! Si je te suis restée seule, c’est justement parce ce que j’avais trop souffert de vivre avec toi pour reprendre une vie commune avec un autre. D’ailleurs c’est sur l’insistance de mon frère Alexandre que je me suis décidée à t’épouser. Il était ton meilleur ami et il te trouvait toutes les qualités. Lui ne connaissait pas ton alcoolisme, tes accès de fureur et de violence. Pas plus que les coups que tu me portais et que je taisais par pudeur. Il ignorait aussi tes retours nocturnes parce que tu étais obsédé par la comptabilité désastreuse de ton entreprise. Ni… Ah, non, je ne veux pas me souvenir de tout ce que tu m’as fait endurer pendant ces années de cauchemar. Depuis ta disparition je me suis efforcée d’oublier tout cela.
Embarrassé par la tournure des évènements, Thomas se sent obligé de répliquer.
- A t’entendre, on croirait que je t’ai infligé les pires souffrances. Dans ce cas pourquoi n’as-tu pas demandé le divorce ?
Il a parlé trop vite, en se prenant trop bien pour l’ancien mari. Il comprend tout à coup que les deux époux n’entretenaient pas une relation aussi idyllique que voulait bien le penser Mathilde.
Louise a le regard perçant face à Thomas, manifestement elle a beaucoup de ressentiment vis-à-vis de son mari et semble avoir le besoin de se venger, et c’est sans doute la raison qui l’amène à lui crier :
- Tu n’as donc jamais compris pourquoi je suis restée avec toi ? Pourquoi j’ai supporté ta saoulerie, ta violence et les coups ? Mais c’était uniquement pour ta fortune et le confort de vie, les seules choses agréables que tu étais capable de m’apporter. Après ta disparition ma seule crainte était de perdre tout cela et de me retrouver sans le sou, incapable de gérer l’entreprise. Mais bien au contraire j’ai rapidement pris le dessus non seulement j’ai réussi à fidéliser les clients, ce que tu n’avais jamais été capable de faire, mais en plus j’en ai découvert de nouveaux. Et en moins de trois ans j’ai doublé les bénéfices initiaux. Et ce n’est pas tout, sept ans plus tard j’ai réalisé une superbe opération en revendant la société à mon principal concurrent. Ainsi j’ai pu me retirer des affaires en toute sérénité et mener une vie plus que confortable. Dommage que j’ai eu des problèmes de santé.
La rancune qu’elle nourrit encore contre son mari finit par inquiéter sérieusement Thomas. Il comprend que cette usurpation d’identité ne va pas se dérouler aussi facilement que l’avait imaginé la perfide Mathilde mais, il est maintenant trop tard pour faire marche arrière. Il se sent soudain gagné par le doute et une peur insidieuse lui envahit l’esprit.
Quant à Louise elle est tellement pleine d’aigreur et de rancœur accumulées qu’elle ne peut s’empêcher d’ajouter :
- Dès que j’ai compris que je parviendrais à développer l’entreprise j’ai cessé de te regretter.
- Je n’ai ni remord, ni regret pour ton accident. Car ce que tu ignores c’est que j’avais mélangé des somnifères dans le café soluble que tu avais emporté pour ton expédition en mer. J’espérais bien que tu t’endormirais dans ta couchette ou à la barre et que ton cher bateau chavirerait à un moment ou à un autre. Mais ce cargo a été encore plus efficace. Quand tu as disparu j’ai ressenti un grand soulagement, une libération. Aujourd’hui te voilà, tant pis pour toi, tu n’aurais jamais dû revenir.
A cet instant Thomas, terrorisé, prend conscience de la gravité de sa situation. C’est alors que Louise poursuit :
- Je peux bien te l’avouer maintenant, j’ai empoisonné le Guignolet. J’étais tellement terrorisée à l’idée de reprendre notre vie commune après tout ce que tu m’as fait subir pendant tant d’années. Et puis il n’y pas de raison que tu profites de tout l’argent que j’ai accumulé au fil des années. Personne, heureusement, ne sait que tu es revenu ce soir et personne ne se doutera jamais de rien.
- Même si tu as parlé à quelqu’un il me sera facile de prétendre que tu n’étais qu’un usurpateur, que je t’ai rapidement démasqué et que tu es reparti en courant. Il faudra être bien malin pour retrouver ton corps et l’identifier quand je l’aurais enfoui au fond de la carrière derrière la maison.
Est-ce l’effet de la peur ou le poison, Thomas n’eut plus la force de répondre à cette femme demi-aveugle mais dont le regard brillait de haine. Il comprend alors qu’il va mourir tout comme le mari dont elle a indirectement précipité la fin.
La situation est absurde. Sa mort est inutile puisque Mathilde n’héritera jamais de la fortune de Louise et, elle ne comprendra jamais la disparition de son malheureux complice. A moins qu’elle ne décide à en alerter la police qui finirait bien par retrouver le corps empoisonné. Louise serait sans doute poursuivie et condamnée à la prison pour ce meurtre et peut-être celui de son mari quelques années plus tôt. Mais Mathilde elle-même pourrait être poursuivie pour tentative d’escroquerie si on découvre sa manigance pour s’approprier la fortune de Louise. C’est encore ce qui préoccupe le plus Thomas tant il reste amoureux de cette femme.
Mais il est trop tard il sombre déjà dans l’inconscience.
D’après une nouvelle de Gérard Morel « La Fortune des Ginoyer » parue dans le magazine Pleine Vie.
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