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 Loin d'être un " abruti fini ", Rudy avait la tête sur les épaules. Au quotidien, il se montrait courageux et serviable, toujours prêt à aider famille, amis, collègues et n'importe quel autre quidam en difficultés. Certains ne se gênaient d'ailleurs pas pour abuser de sa gentillesse, d'autant plus qu'il avait le sens du travail bien fait. Sur les chantiers, il ne buvait jamais ; en revanche, après sa journée, il n'était pas le dernier à trinquer avec le monde entier. Au fil des ans, sa consommation d'alcool avait augmenté. Au fil des ans, il avait été moins présent dans son foyer.

Après Laurie, cela avait été au tour de Tony de quitter le nid. À vingt-quatre ans, avec un Master en droit des affaires, il était parti vivre en Angleterre. Un chasseur de tête lui avait proposé un poste plus intéressant que celui qu'il occupait dans une petite PME locale. Totalement bilingue, le jeune homme avait répondu positivement à la proposition du prestigieux cabinet d'avocats basé à Londres. La perspective de devenir à terme associé avait lourdement pesé dans sa balance.

Sans enfants, Rudy et son épouse s'étaient retrouvés à deux comme aux premiers temps. Ils n'avaient jamais eu d'animaux. Karen n'en supportait aucun. Les oiseaux étaient trop bruyants, les poissons rouges trop ennuyeux, les chats trop énervants, les rongeurs trop pathogènes, les chiens trop encombrants, les serpents trop effrayants. En revanche, elle était la reine de la récupération, des bons plans et de la décoration. Avec un budget très réduit, des idées par milliers et beaucoup d'énergie, elle avait apporté de nombreuses transformations à leur petit pavillon. Son regard pétillait de bonheur quand elle montrait ses réalisations à son mari. Celui-ci, de nature peu loquace, la félicitait un peu maladroitement et souriait en l'écoutant parler de ses projets, des merveilles qu'elle avait chinées, des objets qu'elle détournait de leur usage premier. Ils étaient heureux et tellement complices dans ces moments-là que plus rien d'autre n'existait.

Tout avait changé le jour où leur fils s'était installé de l'autre côté de la Manche. Karen s'était subitement éloignée de Rudy et de son logis. Elle avait mis un terme à toutes ses activités d'aménagement intérieur au profit d'autres complètement différentes. Vendeuse en boulangerie, elle s'était arrangée avec son employeur pour ne pas faire la fermeture - sauf situation exceptionnelle - et ne travailler qu'un week-end sur deux. La semaine, elle finissait au plus tard à dix-huit heures. Elle passait en coup de vent chez elle récupérer ses affaires, avant de courir au self-défense, les lundis et jeudis, au club photos, les mardis, et au cours d'anglais, les mercredis et vendredis. Les samedis-dimanches, elle se promenait dans le petit parc arboré près de leur domicile ou se rendait à des manifestations gratuites, sans proposer à Rudy de l'accompagner. Quand tout allait bien entre eux, Rudy avait souvent décliné les invitations de sa femme, par fatigue ou manque d'intérêt. Certains week-ends, il avait refusé pour pouvoir soit rendre service aux uns et aux autres soit se rendre au rugby ou sur des chantiers.

 Ce fut lors de l'un d'eux que tout avait basculé pour lui. Karen et le voisinage dormaient encore lorsqu'il était monté dans son vieux pick-up. Un mur raté dans un collège devait être repris. L'intervention avait été programmée un samedi pour ne pas perturber la bonne marche de l'établissement. Très tôt, Rudy était allé chercher Diego, un chef de chantier, à son domicile. Il aurait préféré se retrouver avec Dylan car ce dernier exécutait chaque tâche avec rapidité. Avec Diego, il savait qu'il devrait œuvrer pour deux l'après-midi. Son ancien collègue ne se gênerait pas pour travailler au ralenti après le déjeuner. Pour ne pas finir trop tard, Rudy avait avalé son repas. À seize heures, tout était terminé. Après avoir rapporté le matériel à Bâti Déco, Rudy avait déposé Diego chez lui.

  • Entre donc boire une mousse. Tu l'as bien méritée, lui avait-il proposé.
  • C'est pas de refus, chef.

Profitant du beau temps, les deux hommes s'était installés sur la terrasse et avaient refait le monde en compagnie de bières et de whisky.

Quand Rudy avait repris le volant, il était presque vingt heures. Il avait attendu un moment avant de démarrer son véhicule. Les premiers mètres furent laborieux, les suivants désastreux. Pourtant, on y voyait comme en plein jour. Dehors, l'odeur des blés moissonnés se répandait. Les rues étaient désertes. La plupart des habitants devaient être en vacances ou en train de dîner. Le maçon avait l'impression d'être sur un petit nuage. Cela lui faisait toujours cet effet lorsque trop d'alcool coulait dans ses veines. Il trouvait cette sensation très agréable. Il se sentait soudain libre, sans entraves. Dans la semaine, il avait croisé le grand patron de Bâti Déco. Celui-ci avait fait allusion à une imminente promotion. S'il continuait d'être aussi consciencieux et investi, Rudy deviendrait chef de chantier. Quel énorme pied de nez à tous ceux qui l'avaient toujours dénigré ! Rudy y croyait ; tôt ou tard, le vent tournerait. Diego lui avait confirmé qu'il prendrait sa retraite à la fin de l'année. Ce serait un joli cadeau de Noël et tout redeviendrait peut-être comme avant avec Karen.

Sans s'en rendre compte, Rudy avait grillé un stop ainsi que deux priorités. Plus que cinq kilomètres et il pourrait s'allonger sur son canapé. Il ne savait plus si Karen était à un vernissage ou une autre connerie du genre. S'extasier devant des trucs collés au mur ou des personnages avec des gueules de travers, ça l'avait toujours fait marrer. Tout en ricanant, il reconnut la chanson qui passait à la radio. La musique était allumée depuis qu'il avait mis le contact ; il le remarquait seulement. Tout en zigzaguant et comme perdu dans l'espace, il fredonnait gaiement le refrain quand il fonça en plein dans le Renault Espace sur lequel deux grandes coccinelles faisaient office de pare-soleil.

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