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 Avant le drame, Rudy Lacase travaillait au sein d'une entreprise en bâtiment. À dix-sept ans et sans qualification, il y était entré au titre de manœuvre grâce à un voisin de ses parents. Porter les parpaings et les sacs de ciment, remplir les brouettes de sable ou de gravier, nettoyer les chantiers avait fait partie de son quotidien les premières années. Content de son sérieux et de son efficacité, le patron de Bâti Déco l'avait incité à suivre une formation en maçonnerie, si bien qu’après la validation de celle-ci, il ne fut plus un pion à qui l'on donnait des ordres. Rudy aimait son métier, même si les conditions de travail n'étaient pas des plus faciles. L'odeur du ciment mouillé, le travail d'équipe, la variété des chantiers lui avait toujours plu. Par tous les temps, il s'affairait de la même façon. Chaque soir, il rentrait chez lui fourbu, mais satisfait. Ses supérieurs reconnaissient la qualité de son travail et l'en félicitaient. Comme il aurait voulu que son père soit encore là pour lui lancer rageusement :

  • C’est qui maintenant l’abruti qui ne fera jamais rien de bon dans la vie ?

 Sa femme n'avait jamais douté de ses capacités. Elle l'encourageait chaque jour à se surpasser. À ses côtés, il se sentait fort et capable de tout entreprendre. Pour ne pas trop s'endetter, ils avaient acheté un petit pavillon en ruine. Les fondations étaient solides, la charpente et le toit en bon état, en revanche tout le reste était à refaire : le sol, l'isolation, l'électricité, la plomberie. Avec l'aide d'amis, le couple avait mis presque deux ans à le retaper. Tous les sacrifices, les heures passées, la fatigue, le stress, les nuits blanches avaient valu la peine. Karen, qui était la reine de la récupération et de la décoration, avait mené et participé aux travaux d'aménagement intérieur. Avec un budget très serré, des idées par milliers et beaucoup d'énergie, elle avait réussi à faire de leur maison un endroit chaleureux dans lequel chacun s'y sentait bien.

Quand ils avaient rendu les clefs de leur location, leur fils avait douze ans, sa sœur presque seize. Pour cette dernière, la maison ne fut qu’un lieu de transition. Dès le lendemain de son anniversaire, elle avait arrêté le lycée et demandé son émancipation. Elle était ensuite partie vivre chez les parents de son petit ami. Ils s'étaient rencontrés lors d'une soirée et ne s'étaient plus quittés. Pour pouvoir suivre l'animateur de club de vacances aux quatre coins du globe, l'adolescente - qui détestait l'école - avait passé son BAFA et coupé les ponts avec sa famille le jour où elle avait signé son premier CDD. Contrairement à elle, son frère s'était toujors montré très studieux. Petit, à la place des peluches, panoplies de cowboy ou camions de pompiers, il réclamait des " cyclopédies ".

Un midi, lors de sa pause-déjeuner, Rudy avait fait un saut dans la librairie qui jouxtait son chantier. La vendeuse s'était pincé les lèvres en le voyant s'avancer avec ses vêtements sales et ses chaussures de sécurité.

  • Dites, vous avez des " cyclopédies " ? C’est pour mon fils.

Par mégarde, Rudy avait répété telle quelle l'expression de son petit garçon.

Persuadée qu’avec ce genre d'individu, elle perdrait son temps en explications, elle l’avait mené directement dans le rayon.

  • Les encyclopédies pour enfants, si c’est bien ce dont il s’agit, sont rangées ici. Les générales sont sur cette table, les thématiques, sur ces étagères, lui avait-elle précisé, avec dédain.

Rudy n'avait apprécié ni son ton ni ses manières. Par provocation, il avait pris un air ahuri. La vendeuse s’était aussitôt empressée de saisir deux livres pour lui montrer la différence.

— C’est quoi le mieux ?

— Il n’y a pas de « mieux », Monsieur. Cela dépend avant tout de ce que recherche votre enfant. Quel âge a-t-il ?

— Deux ans et demi, par là. À tout bout d' champ, Tony répète : " Veux des cyclopédies, veux des cyclopédies. " C'est un gentil gamin, vous savez, et pis intelligent comme tout. Il sait ses couleurs, les jours de la semaine et plein d'autres trucs. Comme il est propre, on l'a mis à l'école. Faut voir comment il est content d'y aller. Pas comme sa sœur qui fait semblant d'êt'e malade pour rester à la maison et regarder la télé.

— Hum, je vois, avait-elle ajouté, passablement agacée. Vous pouvez dans ce cas commencer par un exemplaire contenant différents sujets. En fonction de ses goûts, vous n'aurez qu'à le complèter ultérieurement par d'autres plus ciblés.

— On va faire comme vous dites, m'dame. Et la prochaine fois, j'emmènerai le p'tit avec moi. Maintenant que je sais où qu' ça se trouve. Comme ça, j' vous casserai plus les pieds.

 Tony avait sauté de joie en découvrant le volumineux ouvrage plein d'illustrations et de pages spéciales. Sur l'une d'elles, un volcan en éruption était apparu, sur une autre, la tour Eiffel. Jusqu'à l'heure du coucher, le garçonnet, émerveillé, s'était exclamé. Sur les conseils de la vendeuse, Rudy avait acheté un conte de fées revisité pour sa fille. Dans cet album, les princesses volaient au secours des princes, conduisaient des motos et faisaient des bras de fer avec des dragons. De mauvaise humeur, Laurie avait arraché le papier cadeau, regardé brièvement la couverture, haussé les épaules, puis jeté le livre en hurlant :

  • C’est nul ! Moi, j' préfère les princesses pour de vrai !

 Le lendemain de son passage à la librairie, Rudy avait été rebaptisé en " Des cyclopédies " par ses collègues. Très vite, il avait compris que la vendeuse, avec son regard insistant sur le logo de sa veste, devait être la femme d'un conducteur de travaux de Bâti Déco. Il se les était imaginés sans peine, elle et son mari, passer leur soirée à se moquer de lui. Pour éviter cette nouvelle appellation, il aurait pu parler de sa maladresse ainsi que de la comédie qu'il avait jouée devant la vendeuse condescendante, mais il avait préféré garder le silence. De toute façon, ce nouveau surnom ne le dérangeait pas. Il le trouvait même moins offensant que « L'ingénie », et surtout il lui rappelait son garçonnet. À chaque fois que quelqu'un disait " Des cyclopédies ", c'était un peu comme si son petit Tony était avec lui.

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