An 208
Combien de décennies écoulées…
L’an deux cent huit… Cent soixante-douze ans que j'erre d'un hôte à l'autre.
J’ai vu des instants palpitants, d’autres ennuyeux. Tous me marquent, aucun ne me comble. Je laisse tourner mes pensées en boucle, sans but, dans une attente interminable.
En ce moment, je voyage sur la route entre Célestia et Mercia. Calme, ensoleillé, une brise légère. Mon hôte actuel est un vieux marchand bourru, il s'appelle Zack, père de trois enfants, veuf. Cela fait quelques mois que mes perceptions sont connectées à ses sensations. Rien ne se passe qui soit vraiment intéressant et je suis lasse de cette solitude.
Après plusieurs heures de voyage, un homme grand et séduisant fait des signes. La charrette s’arrête doucement sur le bord de la route, le cheval hennit légèrement. Le groupe reste en retrait, ils sont sales, fatigués. Il y a deux enfants parmi eux, jeunes, mais faibles. La vaste prairie est dégagée, sauvage, naturelle.
— Excusez-moi, je m’appelle Liyan Igunachi.
Liyan est souriant, Zack refermé, mais il sait qu'il voit un client potentiel.
— Zack, en quoi je peux aider ?
— Il paraît qu’il y a une terre inhabitée plus au nord ?
— Elle est sur les terres de Férisia ! Enfin, avec la chaîne de montagne…
— Ils auront du mal à venir, n’est-ce pas ?
— Tout à fait ! Votre groupe compte s'installer là-bas ?
— Oui, la vie en ville est compliquée pour nous.
— Huit, c’est assez pour créer un village. Bonne chance.
Liyan m’attire… c’est étrange… Je ressens un lien, pourtant ce n'est pas un Chishiki. Il possède quelque chose d’unique. Son ERA… Il est particulier, tellement proche de celui de Noran… Alors que le marchand fouette les rênes, je déplace mes perceptions et me connecte aux sensations de Liyan. Soudain, d’un léger murmure, il s’exclame d’une voix joviale.
— Qui es-tu ?
Il me perçoit ? Vraiment ? J’ai perdu l’habitude de me présenter.
Heureusement, je n’ai plus de timidité.
— Hana Kaze.
Je parle par télépathie, comme je le faisais avec Noran.
— Bonjour, Hana. Es-tu un esprit ?
Il agit comme si rien d’anormal ne se passait, murmure… Il marche vers le nord d’un pas léger, le groupe le suit. Une femme le regarde… Son air amoureux, je le connais.
— Pas exactement, je suis une observatrice.
— Qu’est-ce qu’une observatrice ?
Une question simple, mais la réponse est complexe.
— Je suis… En quelque sorte, il s’agit d’un être qui transcende…
— Je t’écoute, Hana, continue.
Comment lui dire sans partir dans l'explication longue…
— Un esprit, si on veut.
— Très bien, donc tu es Hana.
— C’est ça.
Je suis contente qu’il utilise mon prénom.
Le groupe continue sa marche, j’observe… Après de longues heures, la route s’arrête. Les pieds de Liyan foulent l’herbe verdoyante de la forêt. Les branches au-dessus des têtes accueillent les oiseaux qui crient. Les rayons de lumière passent entre les feuilles où les furvius sautillent. Chaque pas résonne en moi comme un battement sourd, lent, régulier.
L'odeur humide et épaisse de terre mouillée, il y a plein de terranus qui recouvre le sol. Ils mangent ce qui est mort, enrichissant ainsi le vivant. Les sons me submergent, sangliers, biches, écureuils et tant d'autres. J’ai déjà vécu cela via d’autres hôtes, mais ici, tout vibre, tout respire. Depuis ces sens, je me sens vivante, heureuse.
Je sens même ce que Liyan ne remarque pas… le pain sec qu’il mâche machinalement, la manière dont il s’effrite sous ses dents, la texture poudreuse qui reste sur son palais. Ce goût fade, presque minéral. Je le perçois comme si c’était ma propre bouche qui le portait. Ces sensations et émotions ne sont pas les miennes, mais me touchent, m’habitent.
Aucun hôte ne m'a jamais procuré cela, même Noran ou Mirina… C'est presque fusionnel, mais pas entièrement, il manque quelque chose… Comme une recette parfaite, mais sans sel.
— Liyan ?
Il me faut lui en parler.
— Qu’y a-t-il, Hana ?
— C’est décidé, je vais vous aider ! Mes connaissances vous seront peut-être utiles.
— Merci, je suis convaincu que ce sera le cas.
Ce monde a beaucoup régressé technologiquement, mais il est bien plus beau désormais.
Les Chishiki se sont assurés que plus jamais la technologie n’atteigne le seuil critique. Cependant, c'est Mirina qui a sauvé cette planète, pas eux.
D’ailleurs, j’entends souvent son nom comme celui de la déesse récemment. Qu’a-t-elle fait durant sa vie ? Elle est certainement morte aujourd’hui, comme tous ceux qui m’ont connue.
Nous arrivons finalement non loin de la montagne d'Alpina. Ce lieu regorge de ressources qu'ils pourront utiliser. Je vais leur apprendre, et, peut-être… verrai-je mon rêve se réaliser.
— Cet emplacement sera parfait, Liyan
L’endroit où naîtra le village dont je rêve tant, c'est ce lieu, avec ces gens. La rivière serpente, la montagne regorge de ressources, la vie foisonne, tout est idéal, isolé, reposant.
Soudain, la jeune femme approche de Liyan, elle serre sa main… Un couple heureux… Je sais, au final je reste une observatrice… Non, désormais, je serai une guide. Au moins, pour un temps.
— Cet endroit est magnifique, Liyan.
— En effet, Méline.
Méline… Elle porte le même prénom que maman, tant de souvenirs chaleureux, dommage que je ne puisse pas pleurer… Ce monde, je l'aime.
Merci, Noran.
Merci, Mirina.
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