Chapitre 1: La dernière matinée normale

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Le réveil digital rouge affichait 7h00 quand il a sonné, me tirant d'un rêve étrange que j'ai aussitôt oublié. Seules restaient des images floues : du cristal, de la lumière dorée, et cette sensation troublante d'avoir été quelqu'un d'autre.
Dans ce demi-sommeil, j'entendais déjà les bruits familiers de Valiers qui s'éveillait. Le ronronnement des premiers bus, le claquement métallique des volets qu'on ouvre, et la voix ensommeillée du présentateur radio qui égrenait les nouvelles du jour.
"...et attention ce matin aux conditions de circulation dans la région, le verglas est signalé sur plusieurs axes routiers..."
Un grognement s'échappa du lit. Asher avait cette capacité remarquable de traîner au lit jusqu'à la dernière seconde, puis de courir partout pour ne pas être en retard à ses cours d'ingénierie. Même échevelé par la nuit, il gardait ce charme décontracté qui m'avait fait craquer un an plus tôt.
J'ai réussi à m'extraire de notre lit et j'ai titubé jusqu'à la kitchenette, mes pieds nus trouvant automatiquement les lames de parquet qui ne grincent pas. L'espace était exigü mais fonctionnel, avec ses meubles récupérés ça et là qui donnaient à l'appartement un charme hétéroclite.
En passant devant le miroir de l'entrée, j'ai eu un micro-infarctus. Il y avait quelqu'un ! Puis mon cerveau embrumé a fait le calcul : petite brunette aux yeux marron-vert, t-shirt trop grand, expression de hamster endormi... OK, c'était juste moi. Rien d'extraordinaire.
Note à moi-même : arrêter de me faire peur toute seule le matin.
Par la fenêtre, Valiers s'éveillait sous le ciel gris de décembre. En contrebas, la boîte de nuit "Le Vintage" était enfin silencieuse après une nuit agitée. Les premières lueurs de l'aube éclairaient les toits de tuiles rouges du vieux quartier.
— Vera, tu as cours à quelle heure ?
La voix pâteuse d'Asher me parvint depuis le lit.
— Huit heures trente. Et toi ?
— Dix heures... J'ai le temps.
Il se retourna vers le mur, décidé à grappiller quelques minutes de plus.
Je fouillai dans mes affaires éparpillées pour retrouver mes cours de littérature.
— Tu as vu mon dossier bleu ?
— Sur la table basse, je crois. Tu veux un café ?
— Dans cinq minutes...
J'ai préparé ma tasse en jetant un œil dans le frigo. Yaourt, pizza froide, lait douteux - le trio gagnant de l'étudiant fauché.
— On fait quoi ce soir ?
— J'sais pas... on verra.
Contrairement à moi qui organisais ma vie comme une fourmi sous amphétamines, Asher improvisait tout avec l'insouciance d'une cigale, et bizarrement, cette insouciance totale avait le don de m'apaiser. Comme si sa nature détendue compensait mon côté maniaque qui stockait les planning pour l'hiver.
On s'entendait bien, Asher et moi. Pas de passion dévorante, mais une complicité tranquille qui me convenait. On était sur la même longueur d'onde, même si nos rythmes différaient.
Pourtant, ce matin-là, quelque chose clochait. Une sensation étrange, comme si j'attendais que quelque chose se passe. Sans savoir quoi exactement - peut-être le vestige d'un rêve important que j'avais oublié au réveil.
J'avalai mon café trop rapidement, attrapai mes affaires et cherchai mes clés dans ma veste.
— J'y vais ! lançai-je depuis l'entrée.
— Ouais... à plus ! répondit-il d'une voix déjà ensommeillée.
Je dévalai les trois étages de notre immeuble, mes pas résonnant dans la cage d'escalier étroite. L'odeur de cire et de poussière qui stagnait toujours dans l'entrée carrelée m'accueillit, mélangée au parfum de café qui s'échappait de l'appartement des voisins du rez-de-chaussée.
En poussant la lourde porte d'entrée, je jetai un coup d'œil à la plaque de bronze ternie qui indiquait "1789". Mon immeuble de briques blanches noircies par le temps avait traversé plus d'histoires que moi.
Dehors, l'air froid de décembre me saisit. Je remontai la fermeture de ma veste en jean et pris la direction de ma voiture, garée trois rues plus loin sur une des rares places libres du quartier.
Les rues étaient encore désertes à cette heure. Mes pas résonnaient sur les pavés humides et inégaux, accompagnés par le grondement lointain de la circulation matinale sur l'avenue principale. Les réverbères en fonte commençaient à s'éteindre un par un, et curieusement, ils semblaient s'éteindre pile quand je passais dessous.
Je longeai les façades endormies du vieux quartier : la boulangerie Moreau où filtrait déjà une lumière dorée et l'odeur chaude du pain frais, la pharmacie Dubois aux volets encore fermés, le pressing "Net & Propre" dont le rideau métallique tagué grinçait dans la brise matinale.
Et puis, j'eus cette sensation bizarre d'être observée. Pas par quelqu'un de visible, par quelque chose d'invisible. Comme des yeux posés sur moi depuis le ciel gris, depuis partout et nulle part à la fois.
Je levai la tête vers les nuages lourds de décembre qui s'effilochaient au-dessus des toits d'ardoise mouillée. Rien que le ciel terne de l'hiver et cette impression persistante qu'aujourd'hui serait différent.
Ma voiture m'attendait sagement, couverte d'une fine pellicule de givre. Je grattai le pare-brise avec ma carte d'étudiante, regardant les cristaux de glace fondre sous mes gestes. Étrangement, le givre semblait se détacher plus facilement sous mes doigts, comme si la chaleur de mes mains était plus intense que d'habitude.

                       * * *

Le cours de littérature médiévale s'était déroulé sans encombre. Professeur Moureau avait disserté sur les romans de chevalerie en postillonnant consciencieusement, comme d'habitude. Rien d'inhabituel.
Enfin, presque rien. Toute la matinée, cette impression que quelque chose m'attendait avait persisté. Cette certitude sourde qu'avant la fin de la journée, ma vie aurait basculé.
De retour à l'appartement pour déjeuner, j'ai réchauffé les restes de pizza en regardant du coin de l'oeil une émission à la TV. Routine parfaite pour une pause étudiante.
Même là, cette sensation ne me quittait pas. Comme si des yeux invisibles m'observaient, attendant que je fasse le bon mouvement.
À 13h30, retour au campus pour les TD de l'après-midi. Le parking habituel était bondé. Complètement saturé. J'ai fait deux tours entre les rangées de voitures serrées comme des sardines. Rien.
"Génial," ai-je marmonné en regardant l'heure défiler. 13h50. J'allais être en retard.
C'est là que ça s'est passé.
En regardant de l'autre côté de la route, j'ai vu le petit parking de graviers que je n'utilisais jamais. Normalement, l'idée de traverser cette route passante ne m'aurait jamais effleurée.
Mais à ce moment-là, quelque chose en moi a murmuré : "Vas-y."
Pas ma voix. Pas ma décision. Comme si quelqu'un d'autre prenait les commandes pendant une seconde.
Et bizarrement, ça me semblait logique. Évident, même.
Une sensation étrange m'a traversée en me garant sur le gravier, comme si chaque geste était prévu, orchestré. Les voitures défilaient à bonne allure sur la route à quatre voies. J'ai attendu une accalmie.
Une Mégane grise a ralenti. Son conducteur m'a fait signe de passer. Sympa.
J'ai commencé à traverser, un sourire de remerciement aux lèvres, presque arrivée de l'autre côté, quand l'air autour de moi sembla se figer.
Le temps ralentit.
Le bruit d'abord. Ce crissement de pneus strident que votre cerveau identifie immédiatement comme le prélude à quelque chose de très, très grave.
Puis l'impact.
Le capot blanc qui montait vers moi comme un mur, cette sensation d'être projetée dans les airs comme dans un film mal réalisé. Le temps qui se dilate, ces quelques secondes qui durent une éternité.
La dernière chose que j'ai vue : le regard horrifié de la conductrice à travers le pare-brise, une femme aux yeux écarquillés, comme si elle ne comprenait pas comment elle en était arrivée là.
Et c'est là, pendant ce vol plané au-dessus de l'asphalte froid, que j'ai entendu les voix.
Pas des voix humaines. Quelque chose de plus... cosmique. Des voix qui semblaient venir d'une dimension parallèle.
"C'est fait. Le réveil peut commencer."
"Le processus s'enclenche."
Des voix satisfaites, comme quelqu'un qui vient de voir un plan se dérouler exactement comme prévu.
J'ai percuté le bitume avec un bruit mat. Le monde a explosé en fragments de douleur et de lumière.
Puis ce fut le noir total.


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