Chapitre 2 : Réveil dans un monde de témoignages

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Le truc avec la perte de mémoire, c'est que vous ne vous réveillez pas vraiment. Vous... continuez. Comme si votre cerveau avait décidé de faire l'impasse sur une semaine entière et de reprendre le cours normal des choses, merci au revoir.
La première fois où j'ai eu l'impression d'être vraiment moi-même, c'était une semaine après l'accident.
Je me suis réveillée dans une chambre d'hôpital baignée de cette lumière blanche et froide des néons. L'odeur m'a frappée en premier, ce mélange caractéristique de désinfectant industriel et de plateaux-repas réchauffés. Ma chambre, numéro 312 au troisième étage, donnait sur le parking du personnel : vue imprenable sur une rangée de Citroën Picasso et de Peugeot 3008 garées n'importe comment.
Ma mère était assise dans un fauteuil de skaï vert pomme qui grinçait à chaque mouvement, les cheveux blonds un peu ébouriffés et les yeux rougis par une semaine de veilles. Elle portait ce chemisier fleuri qu'elle réservait aux occasions dramatiques. Quand elle m'a vue ouvrir les yeux, vraiment ouvrir les yeux pour la première fois depuis une semaine, son visage fatigué s'est illuminé.
— Oh mon dieu, tu es revenue ! s'est-elle exclamée en se penchant vers moi.
— Revenue d'où ?
— Tu étais... absente. Physiquement là, mais absente. Ça fait une semaine que tu parles sans vraiment être là. Comme si tu étais en pilote automatique.
Une semaine entière effacée de ma mémoire comme si elle n'avait jamais existé. Autour de moi, les murs vert pâle étaient ornés d'une reproduction de Monet tellement fade qu'elle avait réussi à rendre les nymphéas déprimants.
— Qu'est-ce qui s'est passé exactement ? ai-je demandé en essayant de bouger.
— Tu as eu un accident de voiture. Tu traversais la route près de la fac.
J'ai fouillé dans ma mémoire. L'université, le parking bondé, cette impulsion étrange de traverser... puis plus rien. Comme si on avait découpé ma vie aux ciseaux.
— Je ne me souviens de rien après avoir commencé à traverser.
— C'est normal, m'a dit ma mère. Le docteur Martinez dit que c'est fréquent après un choc traumatique.
Mais quelque chose dans sa voix me disait qu'elle ne me racontait pas tout.
Les jours suivants, j'ai reconstitué la semaine perdue grâce aux témoignages de ma famille. Apparemment, j'avais passé mon temps à demander mes cours, à vouloir rentrer réviser, et à répéter en boucle que j'étais en retard pour les TD. Comme un robot qui aurait gardé ses préoccupations d'étudiante mais perdu son âme.
Mon père avait été prévenu vers quinze heures dans son bureau de comptable. Sa secrétaire avait fait irruption, livide, pour lui annoncer l'appel de l'hôpital : « votre fille a eu un accident, il faut que vous y allez rapidement. » Il avait quitté le bureau en urgence, laissant ses dossiers Excel ouverts et sa calculatrice posée en travers du clavier. Ma cousine Émilie, infirmière aux urgences, avait été la première à me voir arriver. Elle avait dit à mes parents que quelque chose « clochait dans mes yeux ». Comme si je regardais sans voir.
Côté blessures, j'avais l'air de sortir d'un match de rugby contre une équipe de gorilles. Visage tuméfié, jambe droite dans tous les tons de violet, et cette sensation d'avoir été passée à l'essoreuse.
Ma voisine de chambre, Mme Lefèvre - une dame de soixante-dix ans aux cheveux blancs impeccables, se remettait d'une opération de la hanche. Elle passait ses journées à tricoter des chaussons pour ses petits-enfants, et avait cette capacité remarquable de faire des commentaires bienveillants sur tout, même sur mes moments de silence prolongé quand je tentais de reconstituer ma semaine perdue.
C'est justement pendant une de ces après-midi tranquilles, bercée par le cliquetis de ses aiguilles à tricoter, que ma mère est arrivée avec un air particulièrement préoccupé.
— Il y a quelqu'un qui aimerait te voir, m'a-t-elle dit en posant son sac.
— Qui ça ?
— La conductrice de l'autre voiture.
— Elle veut s'excuser ?
— Non... elle veut comprendre. Elle dit que quelque chose ne va pas dans ses souvenirs de l'accident.
Une heure plus tard, Julie est entrée dans ma chambre. C'était une femme d'une trentaine d'années, brune aux cheveux bouclés, avec un visage rond et des yeux noisette inquiets. Elle tripotait nerveusement les manches de son pull vert pomme et avait l'air de quelqu'un qui essaie de résoudre une équation impossible.
— Bonjour, a-t-elle dit d'une voix hésitante. Je m'appelle Julie. Je... je conduisais la voiture qui t'a percutée.
— Salut Julie. Alors, ça donne quoi de renverser les gens ? C'est comme dans GTA ou c'est moins fun ?Elle a sursauté, puis a eu un petit rire nerveux qui a détendu l'atmosphère.
— Écoute, je ne comprends pas ce qui s'est passé. Je revois la scène en boucle depuis une semaine, et ça n'a aucun sens.— Comment ça ?
— J'étais en train de rouler normalement, j'écoutais la radio, je pensais à mes courses de l'après-midi... Et tout d'un coup... Elle a secoué la tête, perplexe. C'est comme si j'avais perdu le contrôle pendant quelques secondes. Pas de la voiture, de moi. Comme si quelqu'un d'autre conduisait à ma place.
Un frisson étrange m'a parcourue.
— Et ensuite ?
— Ensuite tu étais là, sur ma trajectoire, et je n'ai pas pu t'éviter. Mes mains sur le volant ne m'obéissaient plus. Mais le plus bizarre, c'est qu'après l'impact, j'ai eu l'impression de me réveiller d'un rêve. Comme si j'avais été endormie pendant ces quelques secondes cruciales.
— Tu as l'impression qu'on t'a... manipulée ?
— Je sais que ça va te paraître complètement fou, mais oui. Comme si ce n'était pas moi qui conduisais au moment de l'impact.
On s'est regardées en silence, deux femmes qui venaient de vivre quelque chose qu'elles ne comprenaient pas.
— Julie, Merci d'être venue me dire ça. Au moins, maintenant je sais que je ne suis pas la seule à avoir l'impression que quelque chose cloche.
Elle est partie avec un air soulagé.
Cette nuit-là, seule dans ma chambre éclairée par les néons du couloir, j'ai repensé aux mots de Julie. "Comme si quelqu'un d'autre conduisait à ma place." Et moi, qu'est-ce qui m'avait poussée à traverser cette route ? Cette voix qui avait murmuré "Vas-y" ?
Juste avant de m'endormir, j'ai entendu les voix à nouveau :
« Le réveil commence bien.»
« L'autre a joué parfaitement son rôle. »
« Excellent. Le processus suit son cours. »
« Bientôt, elle sera prête pour la suite. »
J'ai ouvert les yeux dans l'obscurité, le cœur battant. Ces voix parlaient de Julie et moi comme de pions dans un jeu d'échecs cosmique.
Mais quel jeu ? Et qui étaient les joueurs ?
Une chose était sûre : cet accident n'était pas le fruit du hasard.
Et ça, c'était suffisamment terrifiant pour me tenir éveillée le reste de la nuit.

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