Chapitre 4 : retour aux sources

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Rentrer chez mes parents avec un plâtre de quinze kilos et des béquilles, c'est un peu comme revenir en enfance, mais en version handicapée temporaire.
Ma mère avait transformé le salon en chambre médicalisée improvisée. Coussins partout pour surélever ma jambe, table basse transformée en plateau-repas, et cette expression inquiète qu'elle prenait chaque fois que je bougeais d'un millimètre.
― Tu es sûre que tu ne veux pas qu'on installe un lit médicalisé ? m'a-t-elle demandé pour la dixième fois en me voyant m'installer tant bien que mal sur le canapé.
― Maman, j'ai une jambe cassée, pas une paralysie générale.
― Mais le docteur a dit...
― Le docteur a dit que je devais éviter de trop bouger, pas que j'étais devenue un légume.
Mon père, pragmatique comme toujours, avait organisé la logistique.
― J'ai installé une sonnette près du canapé, m'a-t-il expliqué en me montrant fièrement son bricolage maison. Si tu as besoin de quelque chose et qu'on est à l'étage, tu sonnes.
― Papa, on a inventé les téléphones portables.
― Ah oui. C'est vrai.
Ce retour chez mes parents me faisait un effet étrange. Pas désagréable, juste... familier et nouveau à la fois. Comme retrouver une chanson qu'on connaît par cœur, mais avec des paroles légèrement différentes.
Asher est venu me voir le premier soir, avec un sac de mes affaires préférées et ce sourire soulagé qu'il avait depuis ma sortie d'hôpital.
― Comment tu te sens ? m'a-t-il demandé en s'installant prudemment à côté de moi.
― Comme si j'avais un réverbère greffé à la jambe. Mais libre, au moins.
― Tu m'as manqué, a-t-il dit en m'embrassant. Ces dernières semaines à l'hôpital...
― Moi aussi, tu m'as manqué.
Et c'était vrai. Pourtant, en le disant, j'ai eu cette sensation bizarre que mes mots sonnaient... automatiques. Comme si je récitais une réplique apprise par cœur.
J'ai secoué la tête. Fatigue post-opératoire, sans doute.
Les premiers jours ont établi une routine tranquille. Mes parents aux petits soins, mes cours de littérature par correspondance, les visites d'Asher, et cette jambe empêtrée dans son plâtre qui dictait le rythme de mes journées.
Parfois, j'entendais encore des murmures. Comme à l'hôpital.
"Elle s'adapte à la période de transition."
"Tout se déroule normalement."
Au début, ça m'agaçait. J'avais espéré que ça s'arrêterait avec la sortie de l'hôpital. Puis j'ai réalisé que c'était peut-être les séquelles de l'anesthésie, ou les antidouleurs. Les médecins m'avaient prévenue que ça pouvait avoir des effets bizarres.
Mes cours avançaient bien. Même mieux qu'avant, bizarrement. J'avais plus de facilité pour analyser les textes, comme si ma concentration s'était améliorée.
― Tes devoirs sont vraiment bons, m'a fait remarquer ma mère en relisant ma dernière dissertation. Plus approfondis qu'avant.
― J'ai le temps de réfléchir. Et moins de distractions.
― Peut-être, mais il y a autre chose. Tu écris... différemment. Plus mûrement.
Elle avait raison, et ça m'intriguait moi aussi. Comme si l'accident avait débouché quelque chose dans ma tête. Pas désagréable, juste... nouveau.
Les visites d'Asher étaient le point fort de mes journées. On regardait des films, on parlait de ses cours, de mes analyses littéraires, on se faisait des câlins tant bien que mal avec mon plâtre encombrant.
Mais parfois, j'avais des moments étranges. Comme cette fois où il me racontait ses problèmes avec un professeur de mathématiques, et où j'ai eu soudain envie de lui dire d'arrêter de se plaindre pour des broutilles. L'impulsion était si forte et si inhabituelle que ça m'a fait peur.
― Ça va ? m'a-t-il demandé en voyant ma tête.
― Oui, juste une douleur dans la jambe.
Mensonge. Mais comment lui expliquer que j'avais eu envie d'être méchante avec lui sans raison ?
"Patience", ai-je entendu murmurer. "Laisse-la découvrir par elle-même."
Ces voix commençaient vraiment à m'inquiéter. Il faudrait que j'en parle au médecin lors de la prochaine visite.
Au bout de deux semaines, ma mère a fait une remarque qui m'a troublée.
― Tu dors beaucoup, ces temps-ci.
― C'est normal, je récupère.
― Oui, mais tu rêves aussi beaucoup. Tu parles parfois dans ton sommeil.
― Je dis quoi ?
― Des mots que je ne comprends pas. Comme si tu parlais une autre langue.
Ça, c'était nouveau. Et inquiétant. Mes rêves étaient effectivement plus intenses dernièrement. Pleins d'images que je ne reconnaissais pas, de paysages qui me semblaient familiers sans que je sache pourquoi.
Et parfois, je rêvais d'un homme aux cheveux blonds que je n'avais jamais vu. Ces rêves-là me laissaient une sensation bizarre au réveil. Comme une attente, une impatience que je ne comprenais pas.
― Peut-être que je regarde trop de films en version originale, ai-je plaisanté.
Mais au fond de moi, je savais que ce n'était pas ça.
Asher avait remarqué des changements aussi, même s'il n'osait pas trop en parler.
― Tu es plus... calme qu'avant, m'a-t-il dit un soir. Plus posée.
― C'est mal ?
― Non, pas mal. Juste différent. Avant tu étais plus... spontanée. Plus émotionnelle.
Il avait raison. J'avais l'impression d'observer mes propres réactions avec plus de recul. Comme si une partie de moi s'était mise en retrait pour analyser ce qui se passait.
"L'éveil progresse bien", ai-je entendu. "Bientôt, elle comprendra."
Comprendre quoi ? J'avais de plus en plus envie de poser la question à haute voix à ces voix invisibles. Mais ça aurait confirmé que j'étais en train de devenir folle.
Dans trois semaines, on enlèverait ce plâtre. J'avais hâte de retrouver ma mobilité, de reprendre une vie normale.
Mais quelque chose me disait que "normale" n'était plus vraiment le bon terme pour qualifier ma vie.
Ces voix, ces rêves, ces changements subtils dans ma façon de penser et de réagir... Tout ça n'était pas normal.
Et pourtant, bizarrement, ça ne m'effrayait plus autant qu'avant.
Comme si une partie de moi commençait à accepter que quelque chose d'extraordinaire était en train de se passer.
Sans comprendre quoi, exactement.
Pas encore.

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