Chapitre 5 : Entre rêve et réalité

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Chapitre 5 : Entre rêves et réalités

Presque trois semaines chez mes parents, et j'avais l'impression d'avoir exploré chaque recoin de leur maison. Je connaissais par cœur le nombre de pas nécessaires pour aller de mon canapé-lit improvisé aux toilettes (dix-sept avec les béquilles), et les horaires précis de tous les programmes télé de la journée.

L'ennui, version convalescente.

Ce matin-là, j'étais installée dans le jardin d'hiver de mes parents, profitant du soleil timide de janvier qui filtrait à travers les grandes baies vitrées. Ma jambe plâtrée reposait sur un coussin fleuri, et j'avais étalé mes cours de littérature sur la table basse en rotin.

— Tu veux un thé, ma chérie ? m'a demandé ma mère. — Volontiers. Et peut-être un petit quelque chose de sucré pour accompagner ? — J'ai fait des sablés hier soir. — Parfait.

Mes parents me gâtaient, c'était indéniable. Petits plats mijotés, attention constante, et cette façon qu'ils avaient de s'inquiéter dès que je fronçais les sourcils. Touchant, mais parfois étouffant.

J'ai repris ma lecture d'un texte de Marie de France quand quelque chose d'étrange s'est produit. Les mots sur la page ont commencé à... danser. Pas métaphoriquement, littéralement. Ils se détachaient du papier, flottaient quelques secondes, puis se reposaient ailleurs.

J'ai cligné des yeux plusieurs fois, pensant à une fatigue oculaire. Mais les lettres continuaient leur ballet silencieux.

« La demoiselle à la lueur d'argent attendait son destin près de la fontaine magique... »

Sauf que ce n'était pas ce qui était écrit dans mon livre.

— Maman ! ai-je appelé, troublée. — Oui, ma chérie ? — Tu peux regarder ce qui est écrit sur cette page ?

Elle s'est approchée, a chaussé ses lunettes de lecture.

— « Le lai du Chèvrefeuille raconte l'amour de Tristan et Iseut... » C'est ça que tu voulais que je lise ?

Exactement ce qui était censé être écrit. Les mots avaient retrouvé leur place normale.

— Oui, c'est ça. J'avais un doute sur une phrase. — Tu travailles trop, ma chérie. Tes yeux se fatiguent.

Elle avait sûrement raison. Trop de lecture, pas assez d'activité physique, les séquelles des anesthésies... Tout ça pouvait expliquer ces petites hallucinations visuelles.

Mais au fond de moi, quelque chose me disait que ce n'était pas si simple.

L'après-midi, Asher est venu me voir comme il le faisait deux ou trois fois par semaine depuis ma sortie d'hôpital. Il avait apporté des chocolats et cette expression soucieuse qu'il avait développée ces derniers temps.

— Comment tu te sens aujourd'hui ? m'a-t-il demandé en s'installant dans le fauteuil à côté de moi. — Bien. Un peu bizarre ce matin, mais ça va. — Bizarre comment ? — Problèmes de vue. Fatigue, sans doute.

Il a hoché la tête, mais j'ai vu dans ses yeux qu'il réfléchissait à autre chose.

— Vera, il faut que je te dise quelque chose. — Oui ? — Ces dernières semaines... j'ai l'impression que tu regardes dans le vide parfois. Comme si tu écoutais quelque chose que je n'entends pas.

Cette observation m'a surprise. C'était différent de ce à quoi je m'attendais.

— Comment ça ? — Hier, par exemple, on parlait de nos projets d'été et tu as hoché la tête pendant cinq minutes. Mais tes yeux... on aurait dit qu'ils suivaient une conversation invisible.

Il n'avait pas tort. J'avais effectivement du mal à me concentrer sur nos échanges, comme si mon attention était constamment divisée.

— Parfois, j'ai l'impression d'être... ailleurs, ai-je avoué. Pas juste fatiguée. Vraiment ailleurs. Comme si une partie de moi s'était déconnectée depuis l'accident.

— Déconnectée de quoi ?

— De tout. De toi, de mes parents, de ma vie d'avant. Je me suis arrêtée, ne sachant pas comment expliquer cette sensation étrange qui me poursuivait.

— Continue, m'a-t-il encouragée doucement.

— C'est comme si je flottais au-dessus de ma propre existence. Je fais les gestes, je dis les mots qu'il faut, mais... ce n'est plus vraiment moi qui les fais.

Asher m'a pris la main, inquiet.

— Tu crois que c'est lié aux médicaments ?

— Je ne sais pas. J'ai arrêté la plupart depuis une semaine.

Il m'a embrassée tendrement, et j'ai répondu à son baiser. Mais même là, j'avais cette impression troublante d'observer la scène de l'extérieur. Comme si une partie de moi restait spectatrice.

« Distance émotionnelle en place. Progression normale. »

J'ai sursauté. Asher a levé la tête, inquiet.

— Qu'est-ce qu'il y a ? — Rien. J'ai cru entendre quelque chose. — Quoi ? — Mes parents, sans doute.

Mensonge. Cette voix, je l'avais entendue dans ma tête. Claire comme de l'eau de roche.

Ce soir-là, après le départ d'Asher, j'ai eu une conversation étrange avec ma mère.

— Ma chérie, ça fait plusieurs nuits que tu parles dans ton sommeil. — Qu'est-ce que je dis ? — Des choses que je ne comprends pas. Tu sembles avoir des conversations avec quelqu'un. — Des conversations ? — Tu poses des questions, tu attends des réponses, tu hoches la tête... Comme si tu parlais avec une personne invisible.

Un frisson m'a parcourue. Ces voix que j'entendais parfois, est-ce que je leur répondais dans mon sommeil ?

— Et qu'est-ce que je demande ? — Des choses étranges. Hier, tu répétais « Quand est-ce que je le verrai ? » et « Combien de temps encore ? »

Le verrai ? Voir qui ?

— Tu te souviens de tes rêves ? a continué ma mère. — Parfois.

C'était un euphémisme. Mes rêves gagnaient en intensité chaque nuit. Surtout ceux avec cet homme que je ne connaissais pas mais qui me semblait familier.

— Maman, est-ce que tu crois aux prémonitions ? — Pourquoi cette question ? — Depuis l'accident, j'ai l'impression de... savoir des choses. Ou de pressentir des événements avant qu'ils arrivent. — Comme quoi ? — Rien de précis. Juste cette sensation que quelque chose d'important va arriver. Bientôt.

Ma mère m'a regardée avec cette expression inquiète qu'elle prenait depuis quelques jours.

— Tu veux qu'on en parle au médecin ? — Non, ça va. C'est sûrement normal après un traumatisme.

Mais au fond de moi, je savais que ce n'était pas normal du tout.

Cette nuit-là, j'ai fait le rêve le plus précis depuis des semaines. Contrairement aux précédents, celui-ci avait une netteté troublante.

J'étais dans un bâtiment moderne que je n'avais jamais vu, mais que je reconnaissais parfaitement. Des couloirs blancs, une lumière douce, et cette sensation d'être attendue quelque part.

Et lui était là. Pour la première fois, je distinguais clairement son visage. Des cheveux châtains tirant sur le blond, des yeux d'un bleu intense, et un sourire qui m'a coupé le souffle tant il me semblait familier.

Il tenait quelque chose dans sa main - un objet que je n'arrivais pas à identifier mais qui pulsait d'une lumière douce.

— Tu vois ? disait-il en me montrant l'objet. C'est déjà en toi. Il suffit de l'accepter.

— Accepter quoi ? demandais-je.

— Ce que tu es vraiment. Ce que tu as toujours été.

Il s'approchait de moi, et quand nos regards se sont croisés, j'ai ressenti cette décharge électrique que je connaissais maintenant bien.

— Je ne comprends pas, murmurais-je.

— Tu comprendras très bientôt. Le processus est presque terminé.

Il tendait la main vers moi, et au moment où nos doigts allaient se toucher...

Je me suis réveillée en sursaut, le cœur battant. Trois heures du matin. La maison était silencieuse, mais l'émotion du rêve persistait avec une intensité troublante.

Dans ma tête, une certitude étrange s'était installée : dans quelques semaines, quand on enlèverait ce plâtre, quelque chose d'important allait changer dans ma vie.

Et cet homme en ferait partie.

« Elle se prépare parfaitement. Encore un peu de patience. »

Cette fois, je n'ai même pas sursauté en entendant la voix. Comme si j'avais commencé à m'y habituer.

Et bizarrement, ça ne m'effrayait plus autant.

Au contraire, j'avais hâte de découvrir ce qui m'attendait.

Dans trois semaines, on enlèverait le plâtre. Et ensuite...

Ensuite, quelque chose de différent m'attendait.

Quoi exactement, je l'ignorais encore.

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