Chapitre 6 : Premier questionnement.
Cinq semaines depuis l'accident. Trois semaines chez mes parents après ma sortie d'hôpital. Trois semaines de petits soins constants, mais aussi de cette surveillance bienveillante qui commençait à m'étouffer.
À dix-huit ans, avoir besoin d'aide pour tout et devoir demander la permission pour prendre une douche, ça avait ses limites.
— Maman, je peux avoir un moment seule avec Asher ? ai-je demandé ce jeudi après-midi quand il est arrivé pour sa visite habituelle.
— Bien sûr, ma chérie. On va faire les courses avec ton père. Ça vous laissera deux heures tranquilles.
Une fois seuls, Asher s'est installé sur le canapé à côté de moi.
— Comment tu te sens aujourd'hui ? m'a-t-il demandé en prenant ma main.
— Bien. Mais j'ai envie de bouger, de sortir d'ici. Même juste pour une promenade.
— On peut essayer le parc en face ? C'est plat, ça devrait aller avec tes béquilles.
L'idée de sortir de cette maison, même pour une demi-heure, me paraissait extraordinaire.
Il m'a aidée à enfiler ma veste d'hiver et on s'est aventurés dehors. L'air froid de janvier m'a giflée, mais c'était délicieux. Je me sentais vivante pour la première fois depuis des semaines.
Le parc municipal n'était pas grand, mais pour moi qui n'avais vu que les murs de la maison familiale, c'était une bouffée d'oxygène inespérée. Mes béquilles crissaient sur le gravier des allées, et chaque pas me donnait cette sensation grisante de liberté retrouvée.
— Tu as l'air différente aujourd'hui, a observé Asher.
— Comment ça ?
— Plus en phase avec ce qui t'entoure. Avant, tu ne prenais jamais le temps de vraiment regarder la nature, tu passais toujours en coup de vent.
Il avait raison. Je m'arrêtais pour observer les arbres dénudés, les reflets sur l'étang gelé. Tout me semblait plus net, plus intense qu'avant.
Quand on s'est assis sur un banc face au petit étang, Asher a pris ma main gantée.
— Tu me manques, tu sais.
— Comment ça ?
— Nos soirées ensemble, nos matins paresseux au lit, nos séances de révisions côte à côte sur ton canapé... Tu te souviens quand on planifiait nos vacances d'été ? On rêvait déjà de voyager ensemble après tes études.
Il énumérait nos souvenirs avec une nostalgie qui m'a surprise. Ces moments me semblaient appartenir à une autre époque.
— Moi aussi, ça me manque, ai-je dit.
Et c'était vrai. Pourtant, les mots sortaient automatiquement, sans la chaleur habituelle.
— Tu as l'air soucieuse, a observé Asher. Qu'est-ce qui te préoccupe ?
— Je réfléchissais.
— À quoi ?
— À après. À ce que je vais faire quand je serai guérie.
— Reprendre tes cours, non ?
— Oui, bien sûr. Mais il y aura la rééducation avant.
— Combien de temps ?
— Deux mois minimum. Dans un centre spécialisé. Tous les jours.
— Ça va être contraignant.
— Je ne sais pas. Peut-être que ça me fera du bien de... bouger, de voir autre chose.
Cette réponse évasive cachait une impatience que je ne m'expliquais pas moi-même.
« Patience. Bientôt tu comprendras. »
J'ai sursauté légèrement.
— Qu'est-ce qu'il y a ? a demandé Asher en remarquant mon sursaut.
— Rien. J'ai cru entendre quelque chose.
— Quoi ?
— Le vent dans les arbres, sans doute.
De retour chez mes parents, nous avons dîné tous ensemble. Asher racontait ses examens à mes parents, moi je répondais par monosyllabes quand on me posait une question.
Pendant qu'il parlait de nos projets d'été, je l'observais. Ce garçon que j'avais aimé me semblait soudain... lointain. Familier mais lointain.
Cette pensée m'a troublée. Qu'est-ce qui m'arrivait ?
« Tu évolues. C'est naturel. »
Cette voix encore. Elle ne me surprenait plus autant.
— Tu ne manges pas ? m'a demandé ma mère.
— Si, si.
J'ai piqué dans mon assiette sans appétit.
— Vera, qu'est-ce que tu en penses ? m'a demandé Asher.
— De quoi ?
— Du voyage qu'on pourrait faire cet été. En Grèce.
— Ah... oui. Pourquoi pas.
Mon manque d'enthousiasme était évident. Mes parents ont échangé un regard inquiet.
À peine Asher était-il parti que mes parents se sont tournés vers moi.
— Tu étais bien silencieuse ce soir, ma chérie, a observé ma mère.
— J'étais fatiguée.
— Ce n'était pas de la fatigue, a remarqué mon père. Tu avais l'air ailleurs.
— Ces derniers jours, tu es différente, a continué ma mère. Plus distante. Même avec Asher.
— Comment ça ?
— Tu le regardes bizarrement parfois. On dirait que tu ne le reconnais pas.
Sa remarque m'a frappée. C'était exactement ça.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, ai-je menti.
— Vera, a insisté mon père, si tu as besoin d'aide...
— Non, ça va. C'est juste la convalescence qui me pèse.
— Tu as l'air de jouer un rôle parfois, a ajouté ma mère.
— Papa, maman, je vais bien. Je suis juste impatiente de guérir complètement.
Sauf que je n'avais aucune envie de reprendre ma vie d'avant.
« Excellente intuition.»
Cette nuit-là, j'ai eu du mal à m'endormir. Mes sentiments pour Asher s'étiolaient sans que je comprenne pourquoi. Et puis il y avait cette impatience concernant ma rééducation.
« Bientôt, tu sauras. »
— Qui êtes-vous ? ai-je murmuré.
Silence.
Vers trois heures du matin, j'ai enfin réussi à m'endormir. Mon rêve se répétant.
J'étais dans un centre de rééducation que je reconnaissais sans l'avoir jamais vu. Des murs blancs, des appareils de musculation, des barres parallèles.
Et puis il y avait cet homme aux cheveux blonds, avec des yeux clairs qui me regardaient avec reconnaissance.
— Enfin, disait-il. J'ai cru que tu ne viendrais jamais.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, répondais-je naturellement.
— Tu es prête ?
— Pour quoi ?
— Pour te souvenir de qui tu es vraiment.
Cette phrase me semblait logique dans le rêve.
— Comment tu t'appelles ?
— Tu le sais déjà.
— Non, je ne me souviens pas.
— Ça va revenir. Tout va revenir.
Il tendait la main vers moi. Quand nos doigts se touchaient, je ressentais une décharge électrique, une reconnaissance absolue.
Je me suis réveillée en sursaut, le cœur battant. L'émotion du rêve persistait. Cette familiarité avec cet inconnu... C'était plus intense que mes sentiments pour Asher.
« Tu commences à comprendre.»
— Comprendre quoi ?
« Que cette vie n'est qu'une étape.»
— Quoi ?
« Patience. Dans trois semaines, tout deviendra clair. »
Trois semaines. L'enlèvement du plâtre et le début de la rééducation.
J'ai fermé les yeux. L'image de l'homme aux cheveux blonds persistait, avec cette sensation troublante qu'il pourrait être important.
Cette idée aurait dû m'effrayer, mais elle me procurait plutôt une curiosité étrange.
Quelque chose allait changer. Dans trois semaines.
Mais quoi exactement, je l'ignorais toujours.
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