Chapitre 7 : Signaux et Premières Fissures
Cinq semaines et quatre jours après l'accident. Plus que trois jours avant l'enlèvement du plâtre. Je comptais désormais les heures comme un condamné à mort compte celles qui le séparent la libération quelle qu'elle soit.
Ce mercredi matin, j'étais dans la cuisine de mes parents, tentant de préparer un petit-déjeuner décent avec mes béquilles qui transformaient chaque geste simple en exploit olympique. Le grille-pain était en panne depuis deux jours, et je m'acharnais sur un morceau de pain rassis avec un couteau à beurre émoussé quand quelque chose d'étrange s'est produit.
Le pain s'est mis à grésiller tout seul. Sans chaleur, sans électricité. Juste... grésiller. Comme si mes doigts dégageaient une énergie invisible qui le réchauffait.
J'ai lâché le couteau, sidérée. Le pain était parfaitement doré, comme sorti d'un grille-pain de luxe.
— Merde, ai-je murmuré en regardant mes mains.
— Qu'est-ce qui se passe ? a demandé ma mère en arrivant dans la cuisine, ses cheveux blonds ébouriffés par sa nuit.
— Rien, juste... le pain qui colle.
Elle a regardé ma tartine parfaitement grillée.
— Bizarre, le grille-pain ne marche plus depuis avant-hier.
— J'ai utilisé le four.
Mensonge instantané. Mais comment expliquer qu'un bout de pain industriel venait de se transformer en chef-d'œuvre boulanger au contact de mes doigts ?
Ma mère a haussé les épaules et s'est dirigée vers la cafetière. Je fixais encore mes mains avec perplexité quand la sonnette a retenti.
— Vera, tu as de la visite ! a annoncé mon père depuis l'entrée.
Asher est apparu dans l'encadrement de la porte, un bouquet de tulipes jaunes à la main et ce sourire en coin qui me faisait craquer... avant. Maintenant, ce sourire me semblait appartenir à un film que j'aurais vu dans une autre vie.
— Salut, belle endormie, a-t-il dit en déposant un baiser sur mon front. Comment va cette jambe de bois ?
— Elle rêve de liberté. Plus que trois jours avant la délivrance.
— Viens, on sera mieux dans le jardin d'hiver pour discuter.
Asher a pris ma tartine mystérieusement parfaite d'une main et m'a aidée à me déplacer avec mes béquilles de l'autre. Une fois installée sur le canapé, ma jambe plâtrée surélevée sur un coussin, il a posé ma tartine à portée de main et s'est assis dans le fauteuil en face de moi. Mes cours de littérature étaient encore étalés sur la table basse, vestiges de ma session de révisions de la veille au soir.
— Tu avances bien dans tes révisions à ce que je vois.
— Ça m'occupe l'esprit.
— Justement, j'ai jeté un œil à ta dernière dissertation hier... Regarde ça, a-t-il dit en prenant ma copie posée sur la pile. «L'évolution des personnages dans les romans courtois révèle une quête initiatique où chaque épreuve transforme l'âme du héros, le préparant à son véritable destin cosmique...» Cosmique ? Depuis quand tu utilises ce genre de vocabulaire ?
Un frisson m'a parcourue. Je n'avais aucun souvenir d'avoir écrit ce passage.
— C'est... métaphorique.
— Vera, on se connaît depuis un an. Tu n'as jamais parlé de destin cosmique de ta vie.
Il avait ce regard inquiet qu'il prenait de plus en plus souvent ces derniers temps. Comme s'il observait une étrangère qui portait le visage de sa copine.
— Les gens changent, Asher.
— Pas à ce point. Parfois, j'ai l'impression de parler à quelqu'un d'autre. Tu me regardes comme si... comme si tu ne me reconnaissais pas vraiment.
Le problème, c'est qu'il avait raison. Quand je le regardais, je voyais Asher, mon copain, le garçon avec qui j'avais partagé des nuits et des rires. Mais c'était comme observer la photo d'un ami d'enfance qu'on a perdu de vue : familier et distant à la fois.
— Tu dis n'importe quoi.
— Vraiment ? Hier, quand je t'ai parlé de nos projets d'été, tu as hoché la tête comme un robot. Et quand je t'ai embrassée, tu as eu cette expression... absente.
« Distance nécessaire. Transition en cours. »
La voix était si claire cette fois que j'ai failli tourner la tête pour voir qui avait parlé.
— Je suis fatiguée, c'est tout.
— Vera, je t'aime. Mais j'ai besoin de savoir ce qui se passe dans ta tête.
Cette déclaration aurait dû me bouleverser. Avant l'accident, elle m'aurait fait fondre comme un esquimau au soleil. Maintenant, elle rebondissait sur moi comme une balle de ping-pong sur un mur de béton.
— Moi aussi, je t'aime, ai-je répondu automatiquement.
Mais les mots sonnaient faux, même à mes propres oreilles. Asher l'a remarqué. Son regard s'est assombri.
— Qu'est-ce qui nous arrive, Vera ?
— Il ne nous arrive rien. C'est juste... compliqué en ce moment.
— Compliqué comment ?
Comment lui expliquer que chaque nuit, je rêvais d'un inconnu aux cheveux blonds qui me connaissait mieux qu'Asher ne m'avait jamais connue ? Comment lui dire que des voix invisibles commentaient ma vie comme un documentaire animalier ? Comment avouer que notre relation me semblait soudain aussi superficielle qu'un autocollant sur du verre ?
— Laisse-moi le temps de guérir complètement.
Il a soupiré, s'est penché vers moi.
— D'accord. Mais promets-moi qu'on parlera vraiment quand tu iras mieux.
— Promis.
Nouveau mensonge. À ce rythme-là, je pourrais postuler pour un Oscar de la meilleure actrice dans une comédie romantique ratée.
Il s'est levé, a regardé sa montre.
— Il faut que j'y aille, j'ai cours dans une heure. Je vais saluer tes parents avant de partir.
— D'accord.
Je l'ai entendu discuter quelques minutes avec mes parents dans la cuisine, puis la porte d'entrée s'est refermée. Ma mère est apparue peu après dans le jardin d'hiver, sa tasse de café à la main, et s'est assise à côté de moi.
— Ça n'a pas l'air d'aller entre vous deux.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que tu le regardes comme s'il était un représentant en aspirateurs qui sonnait à ta porte.
J'ai failli m'étrangler avec ma salive. Ma mère et ses comparaisons...
— C'est pas vrai.
— Ma chérie, je t'ai regardée grandir. Avant l'accident, tes yeux s'illuminaient quand Asher arrivait. Maintenant, on dirait que tu fais un effort pour paraître intéressée.
— C'est peut-être normal après un traumatisme ?
— Peut-être. Ou peut-être que cet accident t'a fait réaliser des choses sur votre relation.
Cette possibilité me troublait. Et si l'accident avait effectivement révélé quelque chose ? Pas sur ma relation avec Asher, mais sur... moi ?
« Excellente déduction. Le réveil permet de voir au-delà des illusions.»
— Maman, est-ce que tu crois que les accidents peuvent... changer quelqu'un en profondeur ?
— Bien sûr. Frôler la mort, ça remet les priorités en perspective.
— Et si ce changement nous faisait réaliser qu'on s'était trompé sur nos sentiments ?
Ma mère a posé sa tasse, m'a regardée avec cette expression tendre mais inquiète qu'elle réservait aux conversations importantes.
— Tu parles d'Asher ?
— Je parle de tout. De ma vie d'avant.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— J'ai l'impression de... me réveiller. Comme si j'avais vécu dans un brouillard et que tout devenait soudain plus net.
— Plus net comment ?
— Mes cours, par exemple. Je comprends des trucs qui me semblaient incompréhensibles avant. Et mes priorités... elles ont changé.
— Dans quel sens ?
— Avant, j'avais envie de finir mes études, de trouver un travail tranquille, de me marier avec Asher, d'avoir des enfants... La routine, quoi.
— Et maintenant ?
— Maintenant, j'ai l'impression que tout ça, c'est... petit. Comme s'il y avait quelque chose de plus important qui m'attendait.
Ma mère a froncé les sourcils.
— Plus important que quoi ?
— Je ne sais pas encore. Mais c'est lié à ma rééducation.
— Comment ça ?
— J'ai hâte de commencer. Pas juste pour remarcher normalement. J'ai l'impression que quelque chose d'important va se passer là-bas.
« Intuition parfaite. Le moment approche. »
— Vera, tu me fais un peu peur avec tes histoires de destin cosmique et de rééducation providentielle.
— Pourquoi ?
— Parce que tu parles comme quelqu'un qui a reçu une révélation divine. Et ça, ma chérie, ça m'inquiète.
Ce soir-là, seule dans le jardin d'hiver éclairé par la lune gibbeuse, j'ai tenté de faire le point. Dans trois jours, on enlèverait ce plâtre. Dans une semaine, je commencerais ma rééducation.
Et quelque chose me disait que cette rééducation n'aurait rien de médical.
— Qui êtes-vous ? ai-je murmuré dans le silence.
« Des guides. Comme toi, bientôt. »
— Guides vers quoi ?
« Vers ton véritable but. Celui pour lequel tu es revenue.»
— Revenue d'où ?
Silence.
— Revenue d'où ? ai-je répété plus fort.
« Patience. Dimanche, le plâtre disparaît. Lundi, tu rencontres celui qui t'aidera à comprendre.»
— L'homme aux cheveux blonds ?
« Thom. Son nom terrestre est Thom.»
Thom. Enfin un nom. Dans mes rêves, il me semblait familier, mais je n'arrivais jamais à me rappeler comment nous nous connaissions.
— Pourquoi je le connais ?
« Parce que vous êtes liés depuis plus longtemps que cette vie. »
Cette révélation aurait dû m'effrayer. Au lieu de ça, elle m'a procuré un soulagement étrange. Comme si quelqu'un venait enfin de m'expliquer pourquoi je me sentais si déconnectée de ma vie actuelle.
— Et Asher ?
« Une étape. Nécessaire, mais temporaire.»
— Je vais lui faire du mal.
« Tu vas lui permettre de trouver sa véritable voie. Celle que vous partagiez l'empêchait d'évoluer.»
— Comment vous pouvez savoir ça ?
« Parce que nous guidons tous ceux qui sont prêts. Asher aura son moment, mais pas dans cette vie. Pas avec toi. »
J'ai fermé les yeux, laissant cette information se frayer un chemin dans mon esprit. Étrangement, ça expliquait cette distance croissante entre nous. Ce n'était pas de l'indifférence, c'était de la... libération.
« Dimanche, tout commence vraiment. Es-tu prête ?»
— Je ne sais même pas de quoi je dois être prête.
« Tu le sauras quand ce sera nécessaire. Pour l'instant, contente-toi de laisser le processus suivre son cours. »
— Quel processus ?
Mais les voix s'étaient tues, me laissant seule avec mes questions et cette impatience grandissante.
Dimanche. Plus que trois jours.
Trois jours avant que ma vraie vie commence.
Car malgré toutes mes incertitudes, une chose était sûre : ce qui m'attendait était infiniment plus important que tout ce que j'avais vécu jusqu'à présent.
Et Thom, quel qu'il soit, détenait les clés de ce mystère.
Restait à savoir si j'étais vraiment prête à abandonner ma vie d'avant pour découvrir qui j'étais censée être.
En regardant la lune à travers la baie vitrée, j'ai eu ma réponse.
Oui. J'étais prête.
Plus que prête, même.
J'avais hâte.
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