Chapitre 8 : Les Derniers Jours de l'Ancienne Vie

8 minutes de lecture

Le jeudi matin, je me suis réveillée avec cette sensation étrange que chaque minute qui passait me rapprochait d'un point de non-retour. Plus que trois jours avant l'enlèvement du plâtre. Soixante-douze heures avant la rencontre qui changerait ma vie, si j'en croyais les voix qui s'étaient tues depuis la veille au soir.
Au petit-déjeuner, mon père feuilletait son journal local tout en mâchonnant ses tartines beurrées avec la concentration d'un moine copiste. Ma mère sirotait son café au lait en regardant par la fenêtre de la cuisine les nuages gris de février qui s'amassaient au-dessus des toits de tuiles rouges du voisinage.
— Il va encore pleuvoir, a-t-elle soupiré. Vivement le printemps.
J'ai tendu la main vers la confiture de fraises posée au centre de la table. Au moment où mes doigts ont effleuré le pot en verre, celui-ci s'est mis à vibrer légèrement. Mes parents n'ont rien remarqué, trop absorbés par leurs activités matinales respectives.
J'ai retiré ma main précipitamment. Le pot s'est immobilisé.
Qu'est-ce qui m'arrivait exactement ?
Puis dans la salle de bain, en me brossant les dents avec la précision d'un chirurgien-dentiste perfectionniste, j'ai remarqué quelque chose dans le miroir ovale au-dessus du lavabo. Mon reflet avait l'air plus... intense. Mes yeux marron-vert semblaient briller d'une lumière que je ne reconnaissais pas. Comme si quelqu'un avait augmenté la luminosité d'un écran de télévision.
— Tu es différente ce matin, a observé ma mère en entrant pour prendre ses médicaments dans l'armoire à pharmacie.
— Comment ça ?
— Tu as l'air plus... éveillée. Plus présente.
Si elle savait à quel point le terme "éveillée" collait à la réalité...
— C'est parce que je vais bientôt retrouver ma liberté de mouvement.
— Peut-être. Ou peut-être que tu anticipes autre chose.
Sa perspicacité maternelle me fichait la trouille. Comment faisait-elle pour lire en moi comme dans un livre ouvert ?
Vers onze heures, installée dans le jardin d'hiver avec un livre de Victor Hugo que je n'arrivais pas à lire tant mes pensées vagabondaient, j'ai entendu la sonnette.
J'ai coincé mes béquilles sous mes bras et je me suis dirigée vers l'entrée en espérant que ce ne soit pas encore un représentant en encyclopédies ou un démarcheur d'assurances.
C'était Asher. Mais pas l'Asher habituel. Celui-ci avait les traits tirés, les cheveux plus ébouriffés que d'ordinaire, et ce regard sombre de quelqu'un qui a mal dormi en ressassant des idées noires.
— Salut, a-t-il dit sans son sourire habituel.
On s'est installés dans le salon cette fois, moi sur le canapé que je transformais en lit le soir, lui dans le fauteuil club en cuir marron que mon père avait récupéré chez son frère. L'atmosphère était différente de nos rencontres précédentes. Plus lourde. Comme avant un orage.
— Il faut qu'on parle, a-t-il dit en se penchant vers moi.
— A propos de quoi ?
— De nous. De ce qui se passe entre nous depuis ton accident.
J'ai senti mon estomac se nouer. Pas de tristesse, plutôt d'appréhension. Comme quelqu'un qui sait qu'il va devoir avouer un mensonge et qui redoute la réaction.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Vera, on ne peut pas continuer comme ça. Tu me regardes comme si j'étais un étranger. Quand je te touche, tu as cette expression... distante. Et hier, quand je t'ai dit que je t'aimais, tu as répondu comme un robot.
Il avait raison sur toute la ligne. Et le pire, c'est que ça ne me faisait même pas mal de l'entendre.
— Je sors d'un accident grave, Asher. C'est normal que je sois perturbée.
— Non, ce n'est pas ça. C'est autre chose. Tu es... ailleurs. Comme si tu attendais quelque chose.
— Tu dis n'importe quoi.
— Vraiment ? Hier, quand je t'ai montré ta dissertation sur le "destin cosmique", tu as eu cette expression... comme si tu reconnaissais quelque chose. Et puis il y a ça...
Il a désigné du regard la table basse entre nous. À côté de mon livre de Victor Hugo, une feuille de papier pliée en quatre était posée là. En haut, mon écriture avait griffonné "Thom" en grosses lettres.
Il l'a prise, l'a dépliée et a lu à voix haute :
"Thom... quand est-ce que je te reverrai ? J'ai l'impression de t'attendre depuis des siècles..."
— J'ai écrit ça ? Quand ? "J'ai dû l'écrire et la poser là cette nuit, mais je n'en avais aucun souvenir".
Un frisson glacé m'a parcourue.
— Tu ne te rappelles vraiment pas ?
Thom. J'avais écrit son nom sans m'en souvenir.
« L'éveil progresse. Les barrières s'estompent. »
— Vera, a dit Asher en se penchant vers moi, je suis inquiet pour toi. Les dissertations bizarres, ta distance avec moi, et maintenant ça... Je pense qu'il faut qu'on en parle à quelqu'un.
— Parler à qui ?
— Un médecin. Un psychologue. Peut-être que les séquelles de l'accident sont plus importantes qu'on le pensait.
Il avait ce regard tendre et préoccupé de quelqu'un qui refuse d'abandonner la personne qu'il aime. Ça m'a serrée le cœur plus que tout le reste.
— Asher...
— Je ne vais pas te laisser tomber, Vera. On va traverser ça ensemble, comme on a traversé le reste. Mais il faut que tu m'aides. Dis-moi ce qui se passe dans ta tête.
Comment lui expliquer que je rêvais d'un homme prénommé Thom que je n'avais jamais rencontré mais qui me semblait plus familier que lui ? Comment avouer que notre relation me semblait maintenant comme un costume devenu trop petit ?
— Ce n'est pas médical, Asher.
— Comment tu peux en être sûre ?
— Parce que... parce que je ne suis plus la même personne depuis l'accident. Je le sens au fond de moi j'ai changé. Et cette nouvelle personne... elle ne peut pas continuer à faire semblant d'être l'ancienne.
Il a pâli.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que l'accident m'a fait réaliser des choses. Sur moi. Sur nous.
— Quelles choses ?
J'ai pris une grande inspiration. Les mots que j'allais prononcer changeraient tout entre nous, mais je ne pouvais plus mentir.
— Que je ne t'aime plus comme avant. Que ça fait des jours que je joue un rôle pour ne pas te faire de peine car je ne sais pas comment m'y prendre. Je ne comprends pas tout ce qui m'arrive.
Le silence qui a suivi était assourdissant. Asher me regardait comme si je venais de lui annoncer que la terre était plate.
— Tu... tu ne m'aimes plus ?
— Pas comme tu le mérites. Pas comme une copine devrait aimer son copain.
— Mais on était bien ensemble avant ! On avait des projets !
— Je sais. Et je suis désolée.
Il s'est levé, a fait quelques pas vers la fenêtre, puis s'est retourné vers moi.
— C'est à cause de lui ? De ce Thom ?
— Je ne sais même pas qui c'est.
— Vera, tu sors d'un traumatisme grave. Ces sentiments, ces changements... c'est temporaire. On peut attendre que tu ailles mieux.
— Non, Asher. Ce n'est pas temporaire. Je le sens.
Il est revenu s'asseoir, a pris mes mains dans les siennes.
— S'il te plaît. Donne-nous une chance. Donne-moi une chance de t'aider à redevenir toi-même.
— Je ne veux pas redevenir celle que j'étais. Cette personne... elle était endormie. Maintenant je suis réveillée.
— Réveillée comment ?
— Je ne sais pas l'expliquer. Mais je ne peux plus faire semblant. Ce ne serait juste ni pour toi ni pour moi.
Il m'a regardée longuement, cherchant sans doute un signe que la Vera d'avant était encore là, quelque part.
— Tu es sûre de ce que tu dis ?
— Oui.
— Et il n'y a rien que je puisse faire pour que tu changes d'avis ?
— Non.
Il a lâché mes mains, s'est levé.
— D'accord. Si c'est vraiment ce que tu veux...
— C'est ce qu'il faut, Asher.
Un long silence s'est installé entre nous. Le tic-tac de l'horloge du salon résonnait comme un métronome marquant la fin de notre histoire.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? a-t-il fini par demander.
— On arrête de se mentir. Et on se laisse le temps de comprendre ce qui se passe.
— Tu veux qu'on fasse une pause ?
— Je pense que c'est mieux. Pour nous deux.
Il a hoché la tête.
— D'accord. Mais Vera... si tu changes d'avis, si tu redeviens toi-même...
— Je ne reviendrai pas en arrière, Asher. Je ne peux pas.
Il m'a regardée avec une tristesse qui m'a serrée le cœur, s'est dirigé vers la porte.
— Au revoir, Vera.
— Au revoir.
Après son départ, je suis restée immobile sur le canapé, observant les flocons de poussière danser dans les rayons de soleil qui perçaient enfin les nuages. J'attendais que la culpabilité me submerge, que les regrets me rongent.
Rien. Juste un immense soulagement.
« Phase accomplie. Tu es libre maintenant.»
— Libre pour quoi ?
« Pour ta véritable destinée. Plus que trois jours maintenant. »
L'après-midi s'est écoulée dans un silence contemplatif. J'ai tenté de lire, de regarder la télévision, mais rien n'arrivait à capter mon attention. J'étais dans un état d'attente étrange, comme suspendue entre deux mondes.
Ce soir-là, mes parents ont remarqué l'absence d'Asher.
— Il ne vient pas ce soir ? a demandé ma mère.
— Non. On a décidé de faire une pause.
Mes parents ont échangé un regard entendu.
— Une pause ou une rupture ? a demandé mon père avec sa franchise habituelle.
— Les deux, je crois.
— Tu veux en parler ? a proposé ma mère.
— Pas vraiment. C'était la bonne décision pour nous deux.
— Tu as l'air soulagée, a observé mon père.
— Je le suis.
Et c'était vrai. Pour la première fois depuis des semaines, j'avais l'impression de respirer librement.
Cette nuit-là, mes rêves ont été plus intenses que jamais. J'étais dans un centre de rééducation que je reconnaissais parfaitement sans l'avoir jamais vu. Des murs blancs, des appareils de musculation, l'odeur de désinfectant mélangée.
Et Thom était là. Plus net que jamais. Ses cheveux blonds brillaient sous les néons, ses yeux clairs me regardaient avec une tendresse que je reconnaissais sans la comprendre.
— Tu viens enfin, disait-il en souriant. J'ai tellement attendu ce moment.
— Qui es-tu vraiment ?
— Quelqu'un qui te connaît depuis plus longtemps que tu ne peux l'imaginer. Nous avons déjà travaillé ensemble.
— Travaillé à quoi ?
— À sauver des mondes. À guider des âmes vers leur éveil. C'est notre mission depuis trois cycles planétaires.
— Je ne comprends pas.
— Tu comprendras. Très bientôt.
Il tendait la main vers moi. Quand nos doigts se touchaient, une décharge d'énergie parcourait tout mon corps. Mais pas douloureuse. Apaisante. Comme si deux morceaux d'un puzzle cosmique se remettaient enfin en place.
Je me suis réveillée en sursaut. Trois heures du matin. La maison était silencieuse, mais dans ma tête, une certitude absolue s'était installée.
Dimanche, tout changerait.
Et lundi, je rencontrerais Thom.
L'homme qui détenait les clés de mon passé et de mon avenir.
« Plus que trois jours. Es-tu prête ?»
— Oui, ai-je murmuré dans l'obscurité. Je suis prête.
Et pour la première fois depuis l'accident, c'était entièrement vrai.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire LESCherryQueen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0