Chapitre 9 : Libération

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Le dimanche matin, plus que quelques heures avant l'enlèvement du plâtre. Vingt-quatre heures avant de... avant de quoi, exactement ? Je n'en savais rien, mais mon corps vibrait d'anticipation.
J'ai ouvert les yeux dans le salon transformé en chambre d'appoint. Le canapé beige, vestige des années 90, était devenu mon quartier général. Autour de moi, l'attirail médical habituel : médicaments, béquilles, coussins pour surélever ma jambe emprisonnée.
Par la fenêtre, je voyais le jour se lever sur le jardin endormi. Les rosiers taillés ressemblaient à des squelettes noirs dans la lumière grise de janvier. Au-dessus des toits, le ciel prenait cette teinte opaline qui annonce une journée particulière.
Dans le reflet de la fenêtre, j'ai aperçu mon visage. Quelque chose avait encore changé. Mes yeux marron-vert semblaient plus perçants, comme si un voile s'était levé. Mon visage, plus affiné, avait perdu sa rondeur enfantine.
— Tu es déjà réveillée ? a demandé ma mère en entrant, une tasse de café fumante à la main.
Sylvie Destiny, cinquante-deux ans, portait sa robe de chambre rose à fleurs et ses cheveux blonds en chignon approximatif. Depuis l'accident, elle avait développé ce don maternel de deviner mes réveils.
— Il n'est que sept heures, a-t-elle ajouté en s'installant dans le fauteuil.
— Je n'arrivais plus à dormir.
— Nerveuse pour aujourd'hui ?
Si elle savait que la "liberté" qui m'attendait dépassait largement le fait de remarcher...
— Quelque chose comme ça.
Elle m'a observée par-dessus sa tasse, avec ce regard inquiet de mère poule qu'elle avait développé ces dernières semaines.
— Ma chérie, tu as encore parlé dans ton sommeil cette nuit, Mais pas comme d'habitude.
Un frisson d'appréhension m'a parcourue.
— Qu'est-ce que j'ai dit ?
— Tu répétais des informations très précises. Un centre de rééducation. Le centre Horizons. Avec une adresse exacte : 47 rue des Érables, et un rendez-vous : "Lundi 14h, bureau 203." Et tu avais l'air... heureuse. Comme si tu allais retrouver quelqu'un.
Le centre Horizons. Ce nom a résonné en moi comme un écho familier. J'étais certaine de ne l'avoir jamais entendu consciemment, mais il s'est inscrit dans ma mémoire comme s'il y avait toujours été.
— Tu connais ce centre ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que j'ai vérifié sur internet. Il existe vraiment. Un centre spécialisé dans les traumatismes complexes et les... "cas particuliers", pas très loin de chez nous.
Cette précision m'a donné la chair de poule. Comment mon inconscient pouvait-il connaître des détails aussi précis ?
— Peut-être que j'ai entendu quelqu'un en parler à l'hôpital...
— Vera, le docteur Martinez ne nous a pas encore dit où tu ferais ta rééducation.
« Les préparatifs se déroulent comme prévu. Ton esprit s'ouvre aux informations nécessaires. »
La voix était si claire que j'ai tourné la tête vers la fenêtre. Ma mère a suivi mon regard, perplexe.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien. J'ai cru voir un oiseau.
— Un oiseau en cette période ?
— Peut-être un corbeau.
Nouveau mensonge. Mais comment expliquer que des voix invisibles orchestraient ma vie ?
À neuf heures et quart, direction l'hôpital. Mon père conduisait sa Mégane avec sa prudence maniaque. Michel Destiny, cinquante-quatre ans, cheveux grisonnants peignés avec soin et veste de costume pour les occasions importantes.
Ma mère tripotait nerveusement son sac médical, revêtue de son tailleur bleu marine officiel pour les discussions doctorales.
— Tu es bien silencieuse, a observé mon père dans le rétroviseur.
— Je réfléchis à ce qui va changer.
— Tu vas juste remarcher normalement, ma chérie, a dit ma mère. Rien de révolutionnaire.
Si seulement elle savait. Pour moi, cet enlèvement de plâtre marquait le début de quelque chose d'infiniment plus important.
L'hôpital Saint-Jean se dressait devant nous, imposant parallélépipède de béton des années 80. L'odeur caractéristique m'a frappée : désinfectant, repas institutionnels et anxiété ambiante.
Dans l'ascenseur vers le troisième étage, j'ai ressenti une excitation différente. Comme si chaque étage me rapprochait de ma destinée.
Dr Martinez nous attendait dans son bureau tapissé de diplômes et de radiographies.
— Alors, Vera, prête à dire au revoir à ce plâtre ?
— Plus que prête, docteur.
Il a consulté son dossier et froncé les sourcils, posa son stylo et nous regarda tour à tour.
— Au fait, j'ai reçu un appel étrange hier soir. Un centre de rééducation, le centre Horizons, m'a contactée. Ils prétendent avoir étudié le dossier de Vera et disposer d'un créneau libre demain à 14h. Le problème, c'est que je ne les ai jamais contactés.
Mes parents échangèrent ce regard électrique qu'ils avaient maintenant chaque fois que mes « bizarreries » s'accumulaient.
— Comment est-ce possible ? demanda mon père. Nous n'avons donné l'autorisation à personne d'autre.
— Ils affirment avoir été « orientés » par un confrère, sans vouloir préciser lequel.
Intérieurement, je ne pus m'empêcher de sourire. "Nous avons nos méthodes. Les obstacles administratifs ne résistent pas à la détermination cosmique."
Mais je gardai une expression parfaitement neutre.
— Vous connaissez cet établissement ? demanda Dr Martinez.
Ma mère hésita un instant, puis hocha la tête.
— Vera a mentionné ce nom... en dormant. J'ai fait des recherches par curiosité. C'est effectivement un centre spécialisé dans les cas nécessitant une approche... particulière.
Tous les regards se tournèrent vers moi.
— Vera, qu'est-ce que tu en penses ?
"Que c'était exactement ce qui devait se passer."
— Ça me va parfaitement.
— Très bien. Ils ont dit avoir préparé un programme adapté à votre... profil.
Dr Martinez referma ensuite son dossier, et nous indiqua la procédure à suivre pour le retrait du plâtre.
Une heure plus tard, sur la table d'examen, j'écoutais le vrombissement de la scie circulaire. Contrairement à mes appréhensions passées, je n'avais pas peur. Chaque seconde me rapprochait d'un rendez-vous capital.
Quand le plâtre s'est ouvert, révélant ma jambe pâle et amaigrie, j'ai ressenti une libération totale. Pas juste physique. Comme si cette coquille avait emprisonné bien plus que ma jambe.
— Comment vous sentez-vous ? a demandé Dr Martinez.
— Libre. Vraiment libre.
— Dans deux mois, vous serez comme neuve.
Deux mois. J'avais l'intuition que ce délai était parfaitement calculé.
Sur le chemin du retour, mes parents bavardaient de choses pratiques. Moi, je regardais ma jambe libérée avec une satisfaction qui dépassait l'aspect médical.
« Demain commence vraiment. Es-tu prête ?»
— Oui, ai-je murmuré.
— Tu as dit quelque chose ? a demandé ma mère.
— Non, rien.
Ce soir-là, je me suis rendue jusqu'à la cuisine sans béquilles pour la première fois. Mes parents m'ont regardée avec fierté, comme s'ils assistaient à un miracle.
Si seulement ils savaient que demain, j'allais faire mes vrais premiers pas vers une destinée qu'ils ne pouvaient imaginer.
Lors du dîner préparé par ma mère pour fêter la délivrance de ma jambe , je n'avais pas très faim. J'étais dans cet état de tension nerveuse qui précède les grands bouleversements.
— Tu touches à peine à ton assiette, a observé mon père.
— J'appréhende un peu demain.
Ma mère a posé sa fourchette et m'a regardée avec tendresse.
— C'est normal, ma chérie. C'est un grand changement. Mais ce centre semble vraiment adapté à ton cas.
— Et puis, si ça ne te convient pas, on trouvera autre chose. Ajouta mon père.
J'ai hoché la tête sans répondre, sachant pertinemment que la question ne se poserait pas.
Le reste du repas s'est déroulé dans un calme étrange, chacun perdu dans ses pensées.
Quand je suis partie me coucher, maman m'a serrée un peu plus fort que d'habitude.
— Tout va bien se passer, a-t-elle murmuré.
Cette nuit-là, j'ai eu le rêve le plus net depuis des semaines. Je marchais dans les couloirs du centre Horizons, des couloirs que je reconnaissais parfaitement sans les avoir jamais vus.
Et lui était là. Thom Keller. Grand, cheveux blonds presque blancs, yeux d'un bleu intense.
— Enfin, disait-il avec un sourire lumineux. J'ai cru que tu ne viendrais jamais.
— Je suis venue aussi vite que j'ai pu, répondais-je naturellement.
— Tu es prête pour la suite ?
— Quelle suite ?
— Te souvenir. Comprendre. Accepter qui tu es vraiment.
— J'ai tellement de questions...
— Demain, tu auras toutes tes réponses. Mais d'abord, il faut que tu te rappelles pourquoi tu es revenue.
— Revenue d'où ?
— De là où nous étions avant. Là où nous retournerons quand notre mission sera terminée.
Il tendait sa main vers moi. Quand nos doigts se touchaient, une décharge électrique m'a traversait. Une reconnaissance absolue.
Je me suis réveillée à quatre heures du matin, le cœur battant. Ce rêve était plus qu'un rêve. C'était un souvenir. Ou une prémonition.
«Dans quelques heures, tu comprendras tout.»
Je me suis rendormie avec une certitude troublante : demain, ma vraie vie commencerait enfin.
Et quelque chose me disait que Vera Destiny, l'étudiante en lettres de dix-huit ans, ne résisterait pas longtemps à ce qui l'attendait.
Au réveil, j'ai trouvé un mot sur ma table de nuit. Une écriture que je ne reconnaissais pas, mais qui me semblait familière :
"Aujourd'hui, tu découvres qui tu es vraiment. Es-tu prête à abandonner qui tu croyais être ?"
Le papier s'est désintégré entre mes doigts.
Mon cœur s'est arrêté de battre.
Qu'est-ce qui m'attendait vraiment au centre Horizons ?

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