Chapitre 11 : première nuit

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Assise sur le banc à l'arrêt de bus devant le centre Horizons, j'ai fixé mon téléphone pendant une bonne minute avant de me décider à composer le numéro de mes parents. La marque dorée sur mon bras pulsait doucement, me rappelant à chaque battement de cœur que ma vie venait de basculer définitivement.
Comment expliquer l'inexplicable ? Comment résumer que j'étais Teslia, une âme guide multimillénaire, dans un simple appel téléphonique ?
La sonnerie a retenti deux fois avant que ma mère décroche.
— Allô ?
— Salut maman, c'est moi.
— Vera ! Comment ça s'est passé, ma chérie ? Tu as mis du temps à appeler, on commençait à s'inquiéter.
J'ai regardé l'heure sur mon téléphone. 16h30. J'étais restée deux heures et demie au centre. Le temps avait filé sans que je m'en rende compte.
— Pardon, c'était... intense. Beaucoup d'examens et de tests.
— Des tests ? Quel genre de tests ?
— Des tests de... mobilité. De réflexes. Pour évaluer mon niveau de récupération.
Techniquement, ce n'était pas faux. J'avais bien été évaluée, juste pas dans le domaine qu'ils imaginaient.
— Et alors ? Les résultats sont bons ?
— Très bons. Exceptionnels, même. Thom pense que je peux récupérer toutes mes capacités, et même développer de nouvelles... aptitudes.
— Nouvelles aptitudes ?
Merde. J'en disais trop.
— Des techniques de relaxation, de concentration. Pour optimiser la guérison, ai-je improvisé.
— C'est formidable ! Ton père va être ravi. Tu rentres maintenant ?
— Oui, j'arrive. Dans vingt minutes.
— Parfait. Ton père a acheté une bouteille de champagne pour fêter le début de ta rééducation.
Champagne. Si seulement ils savaient ce qu'on fêtait vraiment...
— À tout à l'heure, maman.
J'ai raccroché et fermé les yeux, appuyant ma tête contre la vitre froide du bus. L'ampleur de ce qui venait de m'arriver commençait à peser sur moi. Teslia. Âmes guides. Incarnations multiples. Terra-9 en danger. Comment allais-je vivre avec ces secrets ?
Dans le bus 47 du retour, j'ai observé les autres passagers avec un regard nouveau. Cette femme qui somnolait près de la fenêtre, cet homme qui consultait nerveusement ses mails... Lequel d'entre eux était une âme guide comme moi ? Statistiquement, aucun. Une chance sur cinquante mille, m'avait dit Thom.
Le trajet de vingt minutes m'a donné le temps de réfléchir à l'ampleur de ce qui venait de m'arriver. Chaque arrêt, chaque détail du paysage urbain me semblait à la fois familier et nouveau. Comme si je voyais Valiers avec des yeux différents.
En descendant à mon arrêt habituel, j'ai aperçu ma petite Clio blanche garée devant la maison. Elle m'attendait depuis des semaines, couverte d'une fine couche de poussière. Bientôt, je pourrais reprendre le volant. Ma jambe allait assez bien maintenant.
J'ai aperçu les silhouettes de mes parents derrière la fenêtre de la cuisine. Mon père était en train de bricoler quelque chose sur la table - probablement cette lampe de bureau qui clignote depuis des semaines. Ma mère regardait les infos à la télé en pliant du linge. Scène de vie quotidienne, banale, rassurante.
Et moi, j'allais entrer dans cette normalité avec l'univers entier dans la tête.
— Te voilà ! s'est exclamée ma mère en me voyant pousser la porte, posant sa pile de serviettes sur le comptoir. Alors, raconte-nous tout !
Mon père a levé les yeux de son bricolage - des pièces de lampe éparpillées devant lui -, a repoussé ses lunettes sur son front, et m'a regardée avec cette attention bienveillante qu'il réservait aux occasions importantes.
— Assieds-toi, ma chérie, a dit ma mère en me poussant vers ma place habituelle à table. Je veux tout savoir sur ce fameux centre.
J'ai pris une grande inspiration. Moment de vérité. Enfin, de demi-vérité soigneusement orchestrée.
— C'est très moderne. Très... spécialisé. Thom Keller, le kinésithérapeute, a dit que mon cas était particulier.
— Particulier comment ? a demandé mon père en fronçant les sourcils.
— Ma récupération post-accident est exceptionnellement rapide. Il dit que j'ai un potentiel de guérison inhabituel.
Ce qui était la stricte vérité, d'un certain point de vue.
— Il a fait quoi exactement ? a insisté ma mère.
— Des tests neurologiques. De coordination. De concentration. Il voulait évaluer l'état de mes réflexes après l'immobilisation.
— Et ?
— Tous les tests sont excellents. Même meilleurs qu'avant l'accident, selon lui.
Mes parents ont échangé un regard satisfait.
— Tu vois, a dit ma mère à mon père, je te l'avais dit qu'elle s'en sortirait parfaitement.
— Et pour la suite ? a demandé mon père. Combien de séances ?
— On voit au jour le jour. Thom adapte le programme en fonction de mes progrès.
— Il a l'air compétent, ce jeune homme, a observé ma mère.
— Très compétent. Il utilise des méthodes... avant-gardistes.
— Tant mieux ! s'est exclamée ma mère. Bon, maintenant, oublie tout ça et raconte-moi plutôt comment tu t'es sentie physiquement. Ta jambe ?
— Parfaite. Vraiment parfaite. Je n'ai plus aucune gêne.
Pour le prouver, je me suis levée et j'ai fait quelques pas dans la cuisine. Mes mouvements étaient fluides, assurés. Mes parents ont souri.
— C'est incroyable, a murmuré mon père. On dirait que tu n'as jamais eu d'accident.
— Le corps humain a des capacités de récupération fascinantes, ai-je improvisé. Dans de bonnes conditions, il peut retrouver un état optimal.
— Et même mieux qu'avant, apparemment, a ajouté ma mère. Tu as l'air... différente.
Mon cœur s'est arrêté.
— Différente comment ?
— Plus posée. Plus sûre de toi. Comme si tu avais trouvé quelque chose.
Si seulement elle savait que j'avais trouvé ma véritable identité cosmique...
— C'est peut-être le soulagement d'aller mieux, ai-je suggéré.
— Peut-être, a acquiescé mon père en remontant ses lunettes sur son nez. En tout cas, ça fait plaisir de te voir comme ça. D'ailleurs, si ta jambe va si bien, tu pourrais peut-être reprendre ta voiture bientôt ? Ça t'éviterait les trajets en bus.
— Tu crois que je peux ?
— Thom n'a rien dit contre la conduite ? a demandé ma mère en éteignant la télé pour mieux nous écouter.
— Non, au contraire. Il encourage l'autonomie.
— Alors dès demain, si tu veux, a dit mon père en rangeant ses outils de bricolage. Ta Clio n'attend que ça.
Ma mère s'est dirigée vers le frigo pour préparer l'apéritif, sortant le champagne promis.
— Au fait, a-t-elle dit en débouchant la bouteille, Asher a appelé cet après-midi.
— Ah ?
— Il voulait savoir comment s'était passé ton premier jour de rééducation. Je lui ai dit que tu le rappellerais.
Asher. Dans tout ce bouleversement cosmique, j'avais complètement oublié Asher. Cette rupture qui me semblait maintenant appartenir à une autre époque.
— D'accord. Je l'appellerai plus tard.
— Vous vous êtes réconciliés ? a demandé mon père avec espoir.
— Non, papa. C'est fini entre nous. Mais on peut rester en bons termes.
— Dommage, a soupiré ma mère. C'était un gentil garçon.
Un gentil garçon, oui. Mais qui appartenait à l'ancienne Vera. Celle qui ne savait pas qu'elle était Teslia.
Le dîner s'est déroulé dans une atmosphère détendue. Mon père nous a raconté sa journée au bureau et ses tentatives pour réparer cette fichue lampe, ma mère a commenté les infos du soir. Ils me posaient des questions sur les équipements du centre, sur les méthodes de Thom, sur mon planning de la semaine. J'ai répondu avec assez de détails pour paraître crédible, assez de flou pour éviter les pièges.
Mais pendant tout le repas, j'avais cette sensation étrange d'être en représentation. Comme si je jouais le rôle de Vera Destiny pour ne pas inquiéter mes parents, alors que Teslia bouillonnait d'impatience à l'intérieur.
Vers 21h, installée dans le salon sur mon canapé-lit, j'ai enfin appelé Asher.
— Vera ! Comment ça va ? J'ai appelé tes parents pour savoir comment tu allais ils m'ont dit que tu avais commencé ta rééducation aujourd'hui, et que le mieux c'était de voir directement avec toi.
—Ah ils t'on dit ça ! Cela ne m'étonne pas d'eux, mais sinon ça va bien. Très bien, même.
— Écoute, j'ai réfléchi à notre conversation de l'autre jour...
— Asher...
— Non, laisse-moi finir. Je pense qu'on s'est précipités. Tu sors d'un traumatisme, il faut du temps pour que tout redevienne normal.
— Asher, on en a déjà parlé.
— Justement ! On peut prendre notre temps. Sans pression. Je ne demande pas qu'on se remette ensemble tout de suite, juste... qu'on reste en contact. Qu'on se voit de temps en temps.
— Asher...
— Comme des amis, si tu préfères. On a partagé trop de choses pour tout jeter à la poubelle, non ?
Sa sincérité m'a touchée, mais quelque chose résistait en moi.
— Je ne sais pas. J'ai besoin de temps pour me concentrer sur ma guérison.
— D'accord, a-t-il soupiré. Mais tu sais que je serai toujours là pour toi, hein ? Quoi qu'il arrive.
— Je sais. Merci.
— Bonne nuit, Vera. Prends soin de toi.
— Toi aussi.
Après avoir raccroché, je suis restée perplexe. Asher était touchant, sincère. Alors pourquoi cette résistance instinctive ? Pourquoi cette certitude que le tenir à distance était important ?
En repensant à notre conversation, j'ai réalisé qu'il espérait peut-être reprendre notre ancienne vie. Nos soirées dans mon petit appartement, cette routine d'étudiants que nous partagions. Mais cette perspective ne m'attirait plus du tout. Au contraire, elle me semblait... étouffante.
D'ailleurs, combien de temps allais-je encore rester chez mes parents ? Maintenant que j'allais physiquement mieux, que je pouvais reprendre ma voiture, la question de mon retour dans mon trente mètres carrés commençait à se poser. Mes affaires m'attendaient là-bas, mes cours, cette vie d'étudiante qui me semblait maintenant appartenir à quelqu'un d'autre.
Vers minuit, j'ai senti mes paupières s'alourdir. Juste avant de sombrer dans le sommeil, j'ai entendu une voix familière murmurer dans ma tête :
« Dors, Teslia. Cette nuit, tes autres incarnations vont se présenter à toi. »
Et effectivement, mes rêves ont été extraordinaires.
Je me suis retrouvée dans un espace infini, étoilé, flottant au milieu de douze sphères lumineuses qui pulsaient doucement. Chaque sphère contenait une version de moi, vivant sa vie sur une planète différente.
Dans la première, Kira pilotait son vaisseau entre les astéroïdes de Xendara-3, transportant des réfugiés vers des mondes sûrs.
Dans la deuxième, Marina soignait les créatures blessées d'Aquaterra-7, ses mains irradiant cette lumière bleue que j'avais vue dans la vision.
Dans la troisième, Zara sculptait des cathédrales de cristal sur Luminis-2, créant des structures qui canalisaient l'énergie stellaire.
Et les autres... tant d'autres incarnations, chacune avec sa mission, ses défis, ses victoires.
En flottant au centre de ces douze vies, j'ai compris quelque chose de fondamental : nous étions toutes connectées. Chaque décision que je prenais sur Terra-9 influençait mes autres incarnations. Et leurs expériences enrichissaient ma sagesse terrestre.
J'étais une âme guide non pas parce que j'avais terminé mon apprentissage sur une seule planète, mais parce que j'évoluais simultanément sur douze mondes.
C'était vertigineux. Et magnifique.

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