45. Fin d'un secret

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Joy

Je termine de m’échauffer et rejoins Kenzo assis dans le coin opposé au miroir. Enrico pianote sur son téléphone à son bureau et nous attendons patiemment qu’il daigne nous accorder son attention. Vu le sourire qui se dessine sur ses lèvres, nul doute qu’Elizabeth semble douée pour les petits messages coquins.

— Bien, on va commencer, dit-il finalement alors qu’on frappe à la porte. Entrez !

Marie apparaît dans une petite robe en laine beige canon qui me fait bien envie. Elle est vraiment superbe, la secrétaire cochonne, et je comprends qu’elle ait plu à Alken. Une petite part vilaine en moi a envie de brandir sous ses yeux ma bague de fiançailles. C’est moche, mais je crois ne pas lui avoir pardonné sa pipe nocturne sur amant endormi.

— Bonjour à tous. Joy, tu peux venir, s’il te plaît ? Elise souhaiterait te voir.

Evidemment, tous les regards convergent vers moi et je ne peux m’empêcher de commencer à paniquer en me demandant ce qu’elle peut bien me vouloir. Je suis une élève très sage, moi, même si je manque de m’endormir à chaque cours magistral. Je suis du genre à respecter un règlement, si on passe outre le fait que les relations amoureuses avec un prof sont interdites. Ouais, élève modèle.

Je sursaute quand Kenzo me donne un coup dans la cuisse et me lève pour suivre la secrétaire. Je passe récupérer mon manteau en vitesse dans le vestiaire et nous traversons le campus, rapidement frigorifiées par le vent.

— Qu’est-ce qu’elle me veut, Elise ? lui demandé-je en resserrant les pans de ma veste.

— Je crois que c’est par rapport à l’article de Nice Matin, sur le concours. Elle a vu Alken ce matin par rapport à ça… Je n’en sais pas plus.

J’en reste bouche bée, consciente que ça pue. C’est quoi cet article ? Et pourquoi Alken ne m’a pas prévenue ? Nous n’avons fait que danser, que peut-elle bien nous reprocher ?

Marie m’accompagne jusqu’au premier étage du bâtiment administratif dans un silence de mort. J’ai l’impression que je vais entrer dans un tribunal, là, et j’ai une pensée pour l’ami d’Alken, Rafael, que j’aimerais bien avoir à mes côtés pour me défendre. Quand je passe la porte du bureau de la directrice, j’ai un mouvement de recul en constatant qu’Alken est lui aussi présent. Voilà pourquoi il ne m’a pas prévenue. J’approche du bureau presque timidement.

— Bonjour, Elise. Alken. Un problème ?

— Assieds-toi, Joy. Alken était en train de m’expliquer la relation que vous entretenez tous les deux depuis plus d’un an. Intéressant que vous ayez jugé bon de me cacher tout ça. Tu as quoi à me dire là dessus ?

Je m’assieds sans pouvoir m’empêcher de regarder Alken, qui semble vraiment désarçonné. Comment peut-on passer de ce weekend parfait à cet entretien dans le bureau de la directrice de l’ESD ? Comment tout peut-il vriller en deux jours ?

— Rien de plus qu’Alken, j’imagine. Je ne comprends pas… Vous nous convoquez parce que nous avons fait un concours sur notre temps personnel sans même parler de l’ESD ? Je veux dire, une fois sortis d’ici, on fait bien ce que l’on veut de nos vies, non ? Je n’ai pas l’impression que gagner un concours puisse porter préjudice à l’école.

— Ah ce concours. Le couple de l’année. Vous avez bien caché votre jeu tous les deux, quand même. Quand je pense que c’est la presse qui m’apprend que vous couchez ensemble depuis des mois ! Je comprends mieux ton insistance à le défendre contre Charline, maintenant. Le téléphone, c’était donc le tien ? Tu m’as menti à ce point-là ?

— La presse ? Vous voulez dire que vous nous convoquez pour un morceau de papier qui pourrait très bien dire que je suis la petite-fille de la Reine d’Angleterre ? Et vous allez faire quoi, nous virer sur des suppositions ? Qu’est-ce qu’il dit, au juste, cet article ? Que nous sommes deux danseurs qui apprécient de danser ensemble ? Que l’on s’entend très bien sur une scène ?

— Joy, ça ne sert à rien de nier, intervient Alken. Je lui ai dit qu’on avait une relation tous les deux.

— Oui, il a avoué, lui, et a au moins eu le tact d’arrêter de me mentir. J’ai été aveugle, Joy, mais je ne le suis plus. Rien que la façon dont il te regarde… Quelle conne, j’ai été ! Enfin, niveau connerie, vous êtes pas mal non plus, tous les deux. Aller faire un concours à deux et croire que ça ne va pas se savoir ! En plus, vous avez le culot de le gagner ! Mais vous êtes insensés ou quoi ?

Je ne comprends pas pourquoi Alken a balancé alors qu’elle n’a aucune preuve. Bon sang, c’est encore plus la merde que je ne le pensais. Qu’est-ce qu’il lui a pris ? Et maintenant, qu’est-ce que ça signifie, au juste, pour nos carrières ?

— Vous savez d’où vient cette idée de concours, Elise ? Puisque vous voulez la vérité… Vous vous rappelez avoir suspendu Alken pour des suppositions stupides ? L’avoir lâché et laissé se morfondre pendant des semaines ? Vous avez une idée de ce que ça lui a fait ? Cette idée insensée, comme vous le dites, c’était tout simplement nécessaire pour qu’il pense à autre chose qu’à votre manque de confiance en lui.

— Eh bien, pas besoin d’avocat avec une femme comme ça ! s’étonne Elise. Je te rappelle qu’ici, déjà, il y a un règlement et qu’il vous appartient à tous d’y obéir. Je n’ai fait que l’appliquer et encore aujourd’hui, je l’applique et j’essaie de savoir ce qu’il se passe dans mon école. Et là, je suis inquiète pour toi. Tu te rends compte que tu n’as pas ton diplôme et que tu mets en péril toute ta carrière pour une histoire de sexe avec un prof ? Tu ne pouvais pas t’attaquer à un autre mec, non ? Ou alors, peut-être que Charline avait raison et que c’est un pervers qui t’a attirée dans ses filets ? enchaîne-t-elle en le regardant de manière suspicieuse. Tu me le dirais, Joy, si c’était le cas ?

— N’importe quoi, s’emporte mon danseur, énervé. Je n’ai jamais forcé ou perverti qui que ce soit !

— Tsss. C’est à Joy que je pose la question. Tu sais que tu peux tout me dire, là. J’ai les moyens de faire cesser ses pressions s’il ne te laisse pas tranquille.

Je la regarde, dubitative. Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? Est-ce que j’ai l’air de m’être faite embobiner ? J’ai presque envie de rire de ses insinuations stupides, mais un coup d’œil à mon amoureux qui semble vraiment blessé par les paroles de sa directrice me calme rapidement.

— Il n’y a aucune pression de la part d’Alken. Et vous croyez quoi ? Qu’on n’a pas essayé de résister ? Votre satané règlement nous a bien pourri la vie, si je peux me permettre. Et cette école… C’est mon rêve depuis des années, alors vous pensez vraiment que je risquerais ma carrière pour une histoire de cul ? Je peux vous assurer que je n’aurais jamais pris ce risque sans que le jeu en vaille la chandelle. Il n’y a absolument aucune pression, Alken ne m’a forcée à rien, nous n’avons pas choisi de tomber amoureux, dis-je en attrapant la main de mon homme à mes côtés.

Elise nous observe un moment en silence. J’ai l’impression qu’elle réfléchit à ce qu’elle va faire.

— Alken, avec l’histoire de Charline, ça fait deux soucis avec des étudiantes. C’est très embêtant. Si j’en réfère au Conseil d’Administration, tu risques de te faire renvoyer définitivement. Et toi, Joy, le règlement prévoit l’exclusion aussi dans ce cas. Même s’il ne t’a pas forcée et que la relation était consentie, ça reste une violation du règlement. Est-ce que vous avez une bonne raison pour que je ne vous renvoie pas immédiatement ?

Nous nous regardons avec Alken sans vraiment savoir que répondre à cette proposition.

— Parce que, comme je te l’ai dit, personne n’a rien vu, ici et que personne ne verra rien si toi, tu ne nous dénonces pas. Et en plus, pour l’ESD, ça éviterait un scandale alors que là, tu peux capitaliser sur notre victoire au concours de Nice, essaye Alken sous le regard dubitatif de notre directrice.

— Honnêtement, je suis prête à accepter la sanction si c’est ce que vous voulez, soupiré-je. J’adore faire mes études ici, mais le choix est vite fait. C’est vous dire à quel point on est loin de l’histoire de sexe.

— Mais pourquoi vous n’avez pas attendu le diplôme pour faire ces folies et même un concours ? Ou même pour vous mettre en couple, tiens ! Là, personne n’y aurait rien trouvé à redire !

— C’était l’objectif à la base… Mais… Vous avez déjà été amoureuse ? Ce n’est pas quelque chose qu’on choisit. Et, techniquement, c’est vous qui nous avez poussés dans les bras l’un de l’autre avec le concours de Salsa. On tenait le coup, jusque là.

— Moi qui vous ai poussés ? s’indigne Elise en haussant les sourcils. J’ai l’impression qu’il n’a pas fallu grand-chose pour vous forcer la main, vu comment Alken parle de toi et inversement. Franchement, vous m’exaspérez, là. Je vous trouve tellement sans gêne et vous me mettez dans une position intenable. En gros, vous me demandez à moi qui suis garante de l’institution d’oublier ses fondements juste pour que vous puissiez faire l’amour tranquillement. Et ça, je refuse ! C’est inadmissible ! Si l’ESD veut garder sa crédibilité, je suis obligée de vous faire arrêter ce que vous avez commencé !

— Donc, quoi, on arrête de sortir ensemble pour rester ici ? lui demandé-je.

— Elise, intervient calmement Alken en se levant, si tu as fini de nous engueuler comme des gamins, on va te laisser. A toi de nous dire ce qu’on fait. On retourne chacun à notre salle de cours ou tu nous renvoies à la maison ? Sache que pour moi, si c’est cette option-là que tu choisis, jamais plus tu ne me reverras. Je vaux plus que tes cris et tes doutes sur moi, dit-il un peu amer. Viens, Joy. On y va. Elise, ta réponse alors ?

J’ai l’impression qu’elle est surprise par l’intervention de mon fiancé et qu’elle est décontenancée par son calme apparent et sa non recherche de solution. En quelques mots, il vient de reprendre le contrôle de notre échange et met Elise face à ses responsabilités. Elle l’a bien compris car elle prend le temps de réfléchir avant de répondre. Le temps semble s’être arrêté et nous sommes tous pendus à ses lèvres pour savoir comment elle va trancher.

— Bien, pas besoin de prendre de décision dans l’urgence. On n’est plus à quelques jours près. Vous pouvez retourner à vos salles de cours respectives… Mais je vous préviens, j’irai jusqu’au dépôt de plainte s’il le faut au cas où ce secret viendrait à être ébruité. Et si je décide de vous renvoyer tous les deux, je peux vous assurer que je vous exposerai devant tout le monde et je ferai tout pour ruiner vos carrières. Même toi, Alken, avec ta renommée, tu ne trouveras plus aucun contrat, je te le promets. Allez, hors de ma vue !

Alken et moi sortons du bureau sans plus un mot et longeons lentement le couloir, un peu abasourdis par la dernière tirade d’Elise. Il semblerait qu’elle n’apprécie pas vraiment qu’on se moque d’elle. Enfin, tout ce que nous voulions, nous, c’était être ensemble. Le reste n’est qu’un dommage collatéral. Pourtant, les dommages, là, peuvent vraiment être catastrophiques. D’ici à ce que nous nous retrouvions à devoir aller faire la plonge dans une enseigne américaine, ou bien la manche en dansant dans la rue, il n’y a qu’un pas. Je ne vois pas ma vie sans Alken, mais je ne l’imagine pas non plus sans danser. Et j’imagine que c’est un peu pareil pour lui. Notre destin n’est même plus entre nos mains, là, et c’est plutôt flippant.

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