La famille Bernardonne
Au rez-de-chaussée, dans un antique fauteuil rapiécé, un couple de personnes âgées vaquait à ses occupations. Le vieillard tenait une feuille de parchemin sur laquelle il semblait très concentré tandis que la vieille dame tricotait joyeusement en marmonnant des paroles que le premier n’écoutait pas. Ils s’interrompirent en voyant leur petit-fils débarquer en tendant la feuille de parchemin à sa grand-mère. Puis, comme la jeune fille le suivait, elle les salua timidement.
— Ah, elle est réveillée ? remarqua le vieillard. Bien, elle peut dégager, alors, maintenant.
— Mais papy enfin, c’est pas sympa, elle est fluette !
— Ah, ça, elle est toute maigrichonne.
— Tu m’as préparé un beau dessin ? demanda la vieille dame avec un grand sourire, tandis que Minos lui désignait du doigt l’endroit où regarder. Hum… ?
Mamy Gabrielle fronça les yeux puis commença à lire tout haut ce que la jeune fille avait écrit. Si ce fut court, le petit garçon ouvrit grand yeux et bouche, comme si on venait de lui annoncer qu’il allait devenir le nouvel Empereur du pays. Le vieillard, par contre, adressa un regard assassin à l’autrice des quelques mots, qui se sentit presque défaillir.
— Ça par exemple, ma pauvre petite ! s’exclama la grand-mère une fois sa lecture finie.
— Alors tu es amniotique !
— Amnésique, gamin, corrigea son grand-père. Mais elle nous ment, c’est évident.
Comme pour appuyer ses propos, il attrapa une canne au pied du fauteuil et la lança sans prévenir vers l’adolescente. Celle-ci s’écarta juste à temps, mais le cri de surprise qu’elle voulut pousser ne sortit jamais. C’est ce qui sembla surprendre le vieux tandis que son épouse le poussait avec mauvaise humeur.
— Bernardo ! Tu en as d’autres, des idées stupides ? Laisse donc cette pauvre fille !
Le dénommé Bernardo, grincheux de voir sa démonstration échouer, grommela quelques mots et se cacha de nouveau derrière son parchemin.
— Vous devez être affamée, ma pauvre enfant, reprit la grand-mère d’un ton aimable. Minos va vous emmener manger un morceau. Il est bientôt midi, les autres ne vont pas tarder, de toute façon.
— Oui mamy !
Elle embrassa son petit-fils sur la joue, lui ébouriffa les cheveux puis le libéra pour guider leur invitée. Celle-ci adressa un sourire malhabile aux vieillards. Gabrielle le lui rendit et Bernardo préféra l’ignorer. Drôle de couple, mais peu importait. Maintenant qu’elle avait parlé de manger, la jeune fille se rendait compte qu’elle avait effectivement très faim ! À quand remontait donc son dernier repas ?
Minos ne l’emmena pas très loin. Une longue table attendait dans la pièce adjacente au salon. Contrairement à la chambre, celle-ci était pleine de placards. Il y avait aussi un foyer et une table à feu où déposer des récipients. Une grosse marmite y chauffait d’ailleurs. Minos s’en approcha, souleva le couvercle puis le remit en place à la hâte avant de se précipiter vers un placard. Il en sortit quelques gamelles plates qu’il disposa sur la table. La jeune fille le regarda faire, perplexe, puis lui prêta main forte. Une fois les cuillères et les timbales installées, Minos sortit d’un autre placard un demi-pain recouvert d’un tissu. Il en rompit deux morceaux et tendit le plus gros à la jeune fille. Il était encore frais et manger lui procura énormément de plaisir.
Au moment où elle avalait sa dernière bouchée, une porte donnant sur le dehors s’ouvrit. Un homme large d’épaules et l'air fatigué pénétra à l’intérieur. Il se figea quand il aperçut la jeune demoiselle. Il cligna deux fois des yeux puis secoua la tête, laissant le temps à la muette de se demander à quelle sauce elle allait être mangée.
— Vous êtes réveillée, mademoiselle ! lança-t-il. Je suis Pietro Bernardonne, le chef de maison et le père de Minos. C’est dans ma charrette que vous avez... trouvé refuge la nuit passée.
— Salut, papa ! Bien travaillé ? demanda Minos. Madame en bleu, elle sait pas parler et elle sait plus son nom ou d’où elle vient !
La jeune fille déglutit, gênée. C’était la seconde fois que le petit garçon l’appelait comme ça, et cela ne lui plaisait pas beaucoup. Elle aurait bien souhaité se souvenir de son véritable prénom, afin de le leur communiquer par écrit. Mais elle aurait aussi tellement voulu défendre sa cause par elle-même. Elle essaya, encore une fois, de parler, sans que rien n’y fit. Elle restait totalement muette malgré ses efforts.
— Amnésique, vraiment ? demanda Pietro en s’asseyant. Vous ne savez donc pas pourquoi vous vous êtes retrouvée dans ma charrette ?
La jeune fille fit un signe négatif avec un air peiné. Seul le hasard semblait en cause.
— Eh bien tant pis…, soupira l’homme en se servant à son tour un morceau de pain, ne laissant rien deviner de ses pensées.
Il allait mordre dedans quand la porte s’ouvrit à nouveau, laissant entrer une femme, une fillette et un jeune adulte. Ils avaient tous les trois un visage similaire à celui de Minos. La mère de la famille Bernardonne eut la même réaction que son mari en voyant la jeune fille. Néanmoins, au lieu de lui parler, elle lui adressa un grand sourire aimable. La fillette, elle, regarda l’inconnue assise à côté de son frère avec une certaine curiosité, sans oser approcher. Le garçon, enfin, s’avança vers elle d’un air décidé et lui tendit la main.
— Bienvenue chez les Bernardonne ! Je suis Eaque, l’ainé de la famille. Et vous ?
— Madame en bleu ne peut pas parler, Aque-Aque ! lança Minos à son grand frère tandis qu’elle lui serrait la main. Elle est fluette !
— Muette, Minos.
— Tu imagines, mon grand, une femme qui ne sait pas parler, c’est pas l'épouse idéale ? lança la mère en donnant une claque dans le dos de son fils ainé. Mais elle est un peu jeune pour toi, je pense. Par contre, avec Minos qui n'arrête pas de causer…
— Maman ! protesta Eaque. Arrête de toujours essayer de nous mettre avec quelqu'un !
— Je pense aussi que cette jeune demoiselle a son mot à dire, intervint Pietro. Enfin, façon de parler, si elle est muette…
Comme chacun commençait à apporter son grain de sel, la conversation dévia vite du sujet initial. La jeune fille eut tôt fait de comprendre d’où Minos tenait son naturel volubile. Puis d’autres frères et sœurs arrivèrent, tous plus âgés que Minos, à commencer par Rhadamanthe, un jeune garçon qui semblait presque dormir debout. Deux adolescentes suivirent, Andromaque et Europe. La première avait sûrement son âge, tandis que la seconde était presqu’adulte. Elles se montrèrent particulièrement enthousiastes et accueillantes envers la nouvelle venue. Elle qui avait peur qu’ils soient tous comme le vieux Bernardo…
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