Un prénom
Quand les deux aïeuls daignèrent enfin les rejoindre à table, Clarisse Bernardonne alla chercher la marmite qui bloblotait joyeusement. Elle servit à chacun une généreuse louche de son ragoût. Les arômes qui s’en échappaient éveillèrent les sens de l’adolescente. Elle eut bien du mal à attendre que tout le monde soit servi, contrairement à Minos qui laissa cette politesse de côté.
Comme son parfum l’avait laissé deviner, le plat était délicieux. Elle ignorait totalement quels étaient les ingrédients ou d’où venait cette viande fondante sous la langue, mais qu’est-ce que c’était bon. Comme Minos, Eaque, Andromaque et Pietro se resservaient, elle voulut les imiter. Mais sa timidité prit le dessus et elle se contenta de lorgner la marmite avec envie jusqu’à ce que Clarisse la remarque.
— Je vous en remets, jeune fille ? lança-t-elle en prenant sa gamelle. J’ai l’impression que ça vous plait !
Elle acquiesça avec enthousiasme tandis que le vieux Bernardo se redressait sur son siège.
— C’est ça. Qu’elle prenne des forces, elle en aura besoin puisqu’elle va partir.
— Qui vous a dit qu’elle partait, beau-papa ? répliqua aussi vite Pietro d’un œil mauvais.
— On ne va quand même pas lui offrir le gite et le couvert ?
— Madame en bleu, elle a nulle part où aller ! s’écria Minos.
« Madame en bleu » déposa ses couverts et baissa la tête, très mal à l’aise. Le vieillard ne l’appréciait décidément pas. Cependant, les autres membres de la famille Bernardonne ne l’entendaient pas de cette oreille. S’en suivirent des protestations d’un peu tout le monde en sa faveur. Seuls Rhadamanthe et Gabrielle n’y mirent pas leur grain de sel, l’un parce qu’il s’était endormi et l’autre parce qu’elle n’avait pas compris de quoi on parlait. Mis à mal, Bernardo se renfrogna un moment.
— Jeune fille, il faut tout de même reconnaitre quelque chose, hésita Pietro. Nous sommes une exploitation agricole et tout le monde ici contribue à son échelle à son bon fonctionnement. C’est avec plaisir que nous vous accueillons ici, mais il faudra aussi travailler. Soyez sans crainte, je crois que Minos se fera un plaisir de vous apprendre les ficelles du métier. Vous l’aiderez avec les animaux. Cela vous convient-il ?
En toute honnêteté, elle n’avait pas vraiment le choix. Toutefois, l’idée de vivre avec cette charmante et grande famille ne lui déplaisait pas. Devenir l’apprentie du jeune garçon ne pouvait pas être si terrible. Minos se montrait d’ailleurs très excité par la perspective.
— Ouais, trop bien ! Je vais tout vous apprendre sur les nanimaux, madame en bleu !
— Je pense que c’est aussi l’occasion de trouver un autre nom pour cette demoiselle, reprit Clarisse.
— Rassurez-moi, ce n’est pas vous qui allez choisir un prénom ? intervint Bernardo. Vous avez vu les prénoms de merde que vous avez filés à vos gosses ?
— Ah, beau-papa, ça ne va pas recommencer !
— Moi j’aime bien mon prénom…
— Dicie a raison, nos prénoms, ben, ils sont très bien !
— Pauvres gosses, non mais, rumina Bernardo. Aucun prénom sérieux !
— Ce n’était pas plus absurde que ton idée pour Eaque, papa, fit remarquer Clarisse.
— Si seulement il ne l’avait proposé que pour Eaque, répondit son mari en levant les yeux au ciel. Il nous l’a demandé pour les trois garçons, et c’est à peine s’il ne l’a pas fait pour les filles !
— Et alors ? s’énerva le vieillard en tapant du poing sur la table, réveillant Rhadamathe. Je soutiens que cela aurait été un magnifique hommage envers leurs aïeuls !
— Et moi, je soutiens que Bernardo Bernardonne, c’est idiot ! répliqua Clarisse à son père. Dis-lui, maman !
Chacun regarda vers Gabrielle. Il lui fallut quelques secondes pour s’en rendre compte. Avec sa surdité, elle n’avait rien suivi de la dispute. Mais étonnement, elle avait compris ce dont il était question avant.
— Pourquoi pas Maya ?
— Plait-il ? s’étonna Eaque.
— Maya, c’est la teinte de bleu de sa robe, expliqua la grand-mère. C’est une teinte rare sur les vêtements, on n’en produit pas des comme ça, en Safranie.
Gabrielle savait de quoi elle parlait. Avant que sa fille ne se marie, elle avait été couturière dans une boutique de Leonne pendant de nombreuses années. La muette observa sa robe. Une teinte qui ne venait pas d’ici ? Mais d’où, alors ? Devinant sa question, Europe la posa à sa place.
— Je n’ai vu de bleu maya que sur des étoffes importées de Cobaltique, affirma Gabrielle.
Voilà qui ne répondait qu’à moitié… La jeune fille ignorait ce qu’était la Cobaltique et à quelle distance celle-ci se trouvait. Mais vu les mines défaites d’une partie de ses hôtes, ça ne semblait pas être une bonne chose. Elle interrogea Minos du regard.
— C’est un autre pays, la Cogaltique, lui apprit-il. Au-delà des mers.
— Vous vous rendez compte, j’espère, que cette gamine pourrait très bien être une esclave ? persiffla Bernardo avec dédain.
— Peu importe, répondit Pietro, mal à l’aise. Tant que personne ne vient en réclamer la propriété avec les documents nécessaires, elle restera sous notre toit. Que vous le vouliez ou non, Bernardo.
Le vieux ravala une remarque cinglante et se contenta de finir son assiette en silence. Mais ses mots n’avaient pas laissé leur invitée de marbre. Esclave ? Voilà qui était encore plus déplaisant à imaginer. Andromaque affichait même un regard offusqué à son aïeul. Minos, par contre, ne partageait pas les pensées sombres des plus âgés.
— Maya, alors, moi je dis que ça tonne bien ! Ça te va, hein, dis, Maya ?
La muette lui sourit et acquiesça. Maya, pourquoi pas. C’était déjà mieux que « Madame en bleu ».
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