Madame Cardamome
— Ma pauvre, mais qu’est-ce qui t’es arrivé ?
Maya venait tout juste d’entrer dans la cuisine. En se réveillant, elle avait pu voir dans le miroir de la chambre comme son coup sur la tête avait laissé un beau bleu. Il était moins marqué que la veille, surement suite aux soins prodigués par Rhadamanthe, mais il n’en restait pas moins impressionnant. Heureusement, les autres filles de la chambre en étaient sorties sans lui prêter attention, pressée de déjeuner. Elle avait donc trainé exprès, changeant au passage de tenue de travail pour ne pas qu’on aperçoive les trous causés par les ronces du Bois. À grand renfort de geste, elle expliqua qu’elle venait de glisser et s’était pris le mur de la chambre.
Ni une ni deux, Clarisse commença à la soigner en utilisant les même produits que Rhadamanthe la veille. Celui-ci lui adressa un clin d’œil discret, de même que Minos. Pietro et Eaque étaient absents, sûrement en train de parcourir le Bois de Styx à la recherche du loup averti. Bernardo, par contre, ne laissa pas s’échapper l’occasion de railler Maya, la traitant de cruche et d’autres noms d’oiseaux pour son étourderie.
— Au lieu de dire des bêtises, tu pourrais te rendre utile, papa, grommela Clarisse pour lui rabattre le caquet. Nous n’avons bientôt plus d’onguent ni de plantes médicinales, tu pourrais passer chez madame Cardamome ?
— Cette vieille sorcière ? Elle va encore essayer de me refiler ses saloperies !
— On peut peut-être y aller avec Maya ? proposa Minos.
— Mmmh, ce ne serait pas une mauvaise idée, elle pourrait examiner le coup et vous ne risquez pas de l’insulter, vous deux… Europe va vous préparer un paquet en échange des médicaments.
La grande soeur acquiesça et se rendit vite à l’atelier. Elle revint alors que Maya finissait son toast à la confiture de mourfle, un fruit bleu de forme carré qui poussait dans le potager. Clarisse en inspecta l’intérieur avant de le confier à son fils cadet.
— Tu n’es jamais allé chez madame Cardamome, je crois, Minos ? demanda-t-elle, sourcils froncés.
— Non, mais je sais où elle habite, et on la voit parfois aux rassemblements dans Lebey. Pourquoi ?
— Et tu sais pour son mari ?
— Bien sûr !
Clarisse Bernardonne avait un air suspicieux, comme si elle n’était pas sûre de croire son fils. Cependant, ce dernier ne lui laissa pas beaucoup de temps pour y réfléchir car il s’empara du panier de vivres et fit signe à Maya de le suivre, ce qu’elle fit. Une fois dehors, le petit berger inspecta l’intérieur à son tour et fit une grimace. Il y avait là des légumes, des confitures, mais aussi quelques pâtés et même un régusan déplumé.
— Madame Cardamome, c’est elle qui soigne un peu tout le monde à Lebey, expliqua Minos en chemin. C’est une vieille madame qui a un grand grand jardin avec plein de plantes. Parfois, elle se balade dans le Bois de Styx pour en trouver d’autres ou pour aller soigner la bande à Kelvin, tu sais, les bandits gentils.
Maya acquiesça. Elle avait déjà entendu parler d’elle, ainsi que des autoproclamés bandits qui ne faisaient de mal à personne. C’était des noms bien connus du petit village de Lebey.
— Madame Cardamome, elle a perdu son mari, il y a deux ans, je crois, poursuivit Minos. Je pense qu’il faut pas lui en parler, du coup ! C’est de ça que parlait maman.
Quand ils arrivèrent dans la propriété de la guérisseuse, le regard de Maya changea. Minos n’avait pas menti, la vieille dame cultivait un jardin exceptionnel. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Des centaines, peut-être des milliers de spécimens de plantes cohabitaient dans cette parcelle. La maisonnette semblait toute petite à côté.
La jeune fille avait des étoiles dans les yeux. Elle aurait voulu s’arrêter devant chaque plante, humer le parfum de toutes ces fleurs, effleurer de ses doigts les feuilles diverses. Mais le berger ne lui en laissa pas le temps. Il la sortit de son admiration en l’entrainant par la main avec lui devant la porte. Là-bas, il frappa deux coups. Une voix à la fois fatiguée et enjouée leur répondit d’attendre. Puis la porte s’ouvrit sur une vieille dame habillée d’un long manteau en cuir tâché de terre.
— Bonjour ! Tu es le petiot de Pietro et Clarisse, toi ? s’exclama-t-elle en observant bien Minos. Et toi… Tu es sa sœur ? Tu ne ressembles pas à une Bernardonne.
— Bonjour madame ! Non, elle c’est pas ma sœur, c’est Maya, elle est mouette et magnétique.
— Par Lithé, je vois surtout qu’elle est bien amochée… Entrez, entrez !
Elle s’écarta du passage pour les laisser passer et leur indiqua, dans le petit salon, un grand fauteuil où attendre le temps qu’elle cherche de quoi soigner la jeune fille. Leur hôte avait décidément la main verte. D’innombrables plantes en pots parsemaient la pièce, la coloriant de mille couleurs. Trois grandes tiges pourvues de gousses en forme de main semblaient les saluer. Lorsque madame Cardamome arriva avec sa pommade maison, Minos lui expliqua qu’ils n’en avaient plus mais qu’ils en avaient déjà appliqué par deux fois sur son front.
— Dans ce cas, ça partira vite, dit-elle avec un grand sourire. J’ai d’autres petites choses qui devraient aider pour la douleur.
Même si la marque sur sa tête restait impressionnante, Maya n’avait déjà plus mal à la tête. Cependant, l’idée de découvrir les plantes de cette vieille dame ne lui déplaisait pas, aussi jeta-t-elle un regard curieux à ce qu’elle lui présenta. Voyant l’enthousiasme de la jeune muette, la vieille dame agrémenta le tout de quelques explications.
— Un peu de feuilles de frémis en décoction soulagera tes maux de tête, mais il faudra s’attendre à aller plus souvent te soulager. Si la douleur est trop forte ce soir, je peux aussi te préparer un thé de paverale, c’est un excellent somnifère naturel.
Tandis qu’elle parlait, elle montra les feuilles brunâtres de frémis, un arbre dont regorgeait le Bois de Styx. Elle sortit ensuite d’autres plantes de sa caisse, toutes plus étranges les unes que les autres, avant de soupirer.
— Zut, j’ai laissé les graines de paverale rouge en cuisine… Je m’en prépare souvent, je suis insomniaque.
— Je vais les chercher si vous voulez ! s’exclama Minos en sautant du canapé et sur l’occasion de quitter des explications dont il n’avait cure.
— Elles sont sur le plan de travail, près de mes casseroles. Sisymbre te montrera.
Trop passionnée par les plantes diverses qu’elle avait devant elle, Maya ne s’étonna pas de suite de la présence de quelqu’un d’autre dans la maison. Mais quand Minos poussa un cri de stupeur depuis la cuisine qui l’avait avalé, elle se redressa, subitement inquiète. Madame Cardamome fronça les sourcils et se leva, suivie de l’adolescente. Minos était tombé sur les fesses et regardait droit devant lui. Quand elle vit ce qu’il fixait, Maya se demanda si le coup qu’elle avait reçu sur la tête n’avait pas été plus violent que ce qu’elle croyait.
Effectivement, devant une casserole qui reposait sur des braises, une bien étrange créature observait les invités de madame Cardamome. L’être devant eux était presque transparent, comme un simple reflet, une hallucination. Il ressemblait trait pour trait à un être humain, un homme âgé au visage ridé. Il portait des vêtements simples, presque des draps qui, comme lui, donnaient l’impression de ne pas réellement exister. Maya remarqua par ailleurs que la chose n’avait pas d’ombre. Pour finir, le bas de son corps semblait avoir disparu et il flottait simplement, les tissus disposés de manière à cacher l’état de ses jambes, s’il en avait.
— À voir vos têtes, vous n’étiez pas au courant, plaisanta madame Cardamome. Je vous présente Sisymbre. Mon défunt mari.
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