Angoisse
Ils étaient deux à avoir une respiration saccadée dans le réfectoire. D’une part Héron qui, plongé dans ses souvenirs, ne se souciait que trop peu de ses deux invités fortuits. De l’autre, juste en face de lui, Maya tremblait presque d’effroi. Tout ce qu’avait raconté l’ingénieur était beaucoup trop troublant. Tout ne pouvait pas être que coïncidences.
Deux mois ! Cela faisait deux mois qu’elle s’était réveillée amnésique chez les Bernardonne. Elle avait quitté une place macabre, pleine de corps, et Héron avait parlé d’un rituel… Et puis il y avait ce portrait déchiré. Maya supposait qu’il devait s’agir de cette fameuse Mère Pétronille. Or, elle en était sûre maintenant, elle l’avait déjà vue. En sortant de cette chapelle en flammes, des bribes de souvenirs étaient venues la hanter. Elle avait assisté à sa mort…
Ces souvenirs, ce n’était pas les siens. C’était ceux de l’Inquisiteur.
Même ignorant de tout cela, Minos avait compris à quel point la situation était critique. Il voyait bien comme son amie paraissait sur le point de faire une crise de panique. Avec une mine sérieuse que la muette ne lui connaissait pas, il tenta de détourner l’attention d’Héron.
— Monsieur Broc ? Qu’est-ce qui va arriver à la fille ? Vous l’avez retrouvée, peut-être ?
— Non. Mes amis, les Disciples, ne l’ont pas capturée. Nous n’avons appris son existence qu’au réveil de l’Inquisiteur. Cela fait deux mois, il y a peu de chances pour qu’elle soit restée dans le coin…
— Alors, tant pis ? demanda Minos avec un peu trop d’enthousiasme.
— Le Père Arnoldson a été très clair. Il est impératif que nous la retrouvions. Dussions-nous mettre le pays à feu et à sang.
Heureusement pour eux, le concepteur avait le regard baissé. Il ne pouvait ainsi remarquer le désarroi croissant de la jeune fugitive qu’il recherchait sans le savoir. Discrètement, le petit berger attrapa une main de la muette et la serra pour lui confirmer son soutien. Ce fut efficace, elle reprit peu à peu contenance, même si des larmes qu’elle n’avait su réprimer coulaient.
— Le Père Arnoldson a donné une description physique de la gamine à ses Disciples, et nous sommes en relations avec les Sarto, les marchands d’esclaves d’Eluse qui la lui ont vendue, pour obtenir tout le nécessaire à la traque. Bientôt, sa tête sera mise à prix, les crieurs publics en feront part dans toutes les villes de l’Empire de Lucrèce.
Maya serra si fort la main du berger que celui-ci ne pu s’empêcher de grimacer. Sa description physique ? Cela incluait-il sa robe ? Si c’était le cas, alors Héron risquait de faire le lien avec elle dès l’instant où il en prendrait connaissance.
— Ohlala, il est tard. Mon papa va s’inquiéter, et on doit aller manger chez Maya, aussi…
La muette tourna la tête vers le petit berger en se mordant la langue. Une tentative de bluff maladroite pour effacer les traces qu’ils avaient négligemment laissées sur leur chemin. Heureusement, le savant ne se rendit pas compte de la tromperie et approuva d’un signe de tête.
— Oui, bien sûr, je ne voudrais pas vous retenir trop longtemps. Je… je vais vous raccompagner !
— Non, non, ça ira, on vous a déjà assez embêté ! On connait le chemin, c’est, heu, pas si loin !
Maya dut exercer un effort presque surhumain pour surmonter sa peur et tenir sur ses guiboles. Héron les suivit jusqu’à la porte, se confondant en excuses pour son attitude. Il les salua poliment et ils lui répondirent d’un geste de bras avant de prendre la poudre d’escampette. Ils coururent et ne s’arrêtèrent que quelques ruelles plus loin, essoufflés.
Maya s’assit par terre, recroquevillée sur elle-même, les deux mains cachant sa bouche tandis qu’elle éclatait en sanglots. Elle ignorait encore pourquoi on désirait l’attraper, mais une chose était sûre, elle était en danger. Minos s’assit à côté d’elle et lui tapota un peu les épaules, dans une tentative de la réconforter.
— Je les laisserai pas t’attraper. Je veux pas qu’il t’arrive quelque chose de pas bien. Tu crois qu’on devrait le raconter à Papa ?
Maya prit quelques secondes de réflexion. Lorsqu’ils avaient discuté des esclaves, l’avis de Pietro à leur sujet était ambigu. Que dirait-il s’il apprenait que Maya en était effectivement une ? Quant à Bernardo, il serait capable de l’amener lui-même à l’Inquisiteur. Pour leur bien, il valait mieux qu’ils ne sachent rien. Aussi fit-elle non de la tête et Minos soupira, à court d’idée.
— Bon, d’accord, on dit rien. Ce sera notre secret. Avec un peu de chance, ils ne viendront jamais à Lebey, aussi !
L’optimisme et la naïveté de Minos arracha un léger sourire à Maya. Elle aurait tellement aimé qu’il ait raison. Malheureusement, elle n’y croyait pas pour un Mercurule. Déjà muette de base, elle ne se manifesta beaucoup plus le reste de la journée. Ils retournèrent à l’étal où Pietro avait terminé de vendre ses produits. Ils y retrouvèrent Andromaque qui leur montra fièrement la broche qu’elle s’était procurée. Maya essaya tant bien que mal de manifester un grand intérêt pour celle-ci, mais les récentes révélations la hantaient toujours. Ils dinèrent ensemble dans une auberge, dans laquelle Minos raconta vaguement leur journée, la désignant comme infructueuse. Puis ils quittèrent la ville. Andromaque, cependant, semblait se douter de quelque chose, à en juger les regards méfiants qu'elle leur jetait.
Dans la charrette, le regard de Maya se perdit sur le ciel étoilé tandis que la lune peinait à s’élever. Minos s’était finalement endormi, mais incapable de l’imiter pour le moment, elle continua de réfléchir avant de prendre sa décision finale. Elle n’avait pas vraiment beaucoup de choix, et celui-ci semblait le meilleur pour tout le monde, pour elle comme pour la famille Bernardonne.
Elle devait partir.
*
* *
Au même moment, Héron était reçu au Palais de l’Evêque par son amie d’enfance et Disciple de l’Inquisiteur, Pétronille. Celle-ci lui sauta dans les bras. Ils ne s’étaient plus vus depuis trop longtemps et ces retrouvailles leur faisaient chaud au cœur.
— Comment va-t-il ? demanda l’ingénieur alors qu’ils parcouraient ensemble les couloirs.
— Il a vite repris du poil de la bête ! Il est en train de se balader en ville en ce moment.
Héron se mordit les lèvres. Il savait très bien ce que cela voulait dire. Leur maitre n’était pas du genre à prendre l’air pour le plaisir. Il ne pouvait être allé qu’en un lieu, sur la tombe de celle qui avait donné son nom à la Disciple en la recueillant tout bébé.
— Et concernant la gamine ?
— Agathe a déjà reçu un courrier des Sarto. On a une description physique, ses origines, cobaltes, et puis d’après ce qu’on sait, elle portait une robe d’une teinte assez rares en Safranie ! On croise les doigts pour dénicher ça !
Pétronille souriait à pleine dent, mais Héron poussa un discret soupir. Son amie avait toujours été d’un optimisme proche du déni. Ce n’était pas avec une teinte de robe qu’ils allaient facilement retrouver leur esclave en fuite ! Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
— Quel genre de teinte ? demanda-t-il plus par politesse que par véritable intérêt.
— Un bleu maya ! Tiens, Godefroid nous a déniché un exemple chez l’artisan peintre…
L’ingénieur retint son souffle. Un bleu maya ? Était-ce possible que… ? Ses doutes eurent vite confirmation quand la Disciple lui présenta la tâche de pigments sur le parchemin. Il avait vu cette couleur pas plus tard que cet après-midi, sur le vêtement d’une adolescente qui s’appelait justement ainsi...
— Héron ? s’étonna Pétronille en le voyant soudain tourner les talons pour revenir sur ses pas. Ça ne va pas ? Où tu vas ?
— Vérifier une piste au Consulat. S’il rentre, dis au Père Arnoldson que j’ai peut-être une piste pour retrouver cette petite peste !
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