Kelvin, le Terrible Bandit
Elle essaya tout de même de répéter ses gestes, encore et encore. Rien n’y fit, aucun de ses prétendus brigands ne semblait percuter. Ils la regardaient tous avec leurs yeux de merlan frit. Parfois, l’un proposait une bêtise, comme quoi elle serait chasseuse de prime, par exemple, ou qu’elle était une Révolutionnaire en mission secrète. Chaque fois, elle démentit en secouant la tête, de plus en plus lasse.
— On d’mandrait bien au chef, non ?
— Bonne idée, Litre ! J’vais l’réveiller !
Ainsi le bedonnant se pressa-t-il en direction des hamacs d’où s’échappaient parfois quelques ronflements. Là-bas, il secoua sans ménagement l’occupant qui se réveilla dans un tel sursaut qu’il tomba par terre.
— Chef, ça va ?
— Tout à fait, exactement, précisément ! s’exclama l’homme en se relevant d’un bond, comme s’il était réveillé depuis déjà plusieurs heures. Evidemment que ça va, Tonne, puisque je suis Kelvin, le terrible bandit ! L’homme le plus fort et le plus vaillant au monde !
— Oui, c’est toi, le chef, chef !
— Mais qu’est-ce que vous faites tous là-bas ? demanda-t-il en s’approchant, affichant soudain une drôle de grimace à la découverte de Maya parmi ces rustres. Qui est donc cette jeune demoiselle ?
— Elle était dans not’ trou, chef !
— Ah !? Et quoi, elle s’est blessée ?
— Elle dit que non, chef !
— Tant mieux, mais alors, qu’est-ce que…
— On c’prend pas ce qu’elle essaye d'dire, répondit le gros. Elle joue aux devinettes, mais on est nuls.
— Alors que, vous, chef, vous d'vriez comprend' tout de suite !
— Heu, tout-à-fait, exactement, précisément ! Montrez-moi donc, que je vois ce qu’elle essaye de dire !
Il se plaça face à Maya et tous les regards se mirent à alterner de lui à elle, curieux. Un peu découragée, mais priant pour que ce soit la bonne, la jeune muette réitéra les mêmes gestes. Leur leader était parfaitement immobile, une main posée contre sa bouche, en pleine réflexion tandis qu’elle tentait de faire passer son message, avec des mouvements de plus en plus lents.
— Alors ? demanda le maigre après quelques minutes de silence pesant.
— Vous avez compris ?
— Eh bien, hum…, bredouilla l’homme en regardant ses compagnons. Tout à fait, exactement, précisément !
— Admiration !
Maya se figea et adressa au bandit un regard méfiant. Il n’avait pas eu l’air de comprendre quoi que ce soit, et c’était déjà la troisième fois qu’il prononçait ses trois mots l’un à la suite de l’autre, telle une rengaine. De toute évidence, il mentait pour se faire bien voir par les autres, mais elle appréhendait ce qu’il allait inventer. Avec un peu de chance, elle pourrait en profiter pour déguerpir.
— Cette jeune demoiselle ! s’écria-t-il en la désignant du bras. Il est évident qu’une seule chose peut l’amener dans ces bois, si loin de Lebey !
— Quoi donc ?
— Hé bien, rencontrer le plus incroyable, le plus grandiose, le plus dangereux des hors-la-loi de toute la Safranie ! s’exalta-t-il en reculant pour que tout le monde puisse le voir. Kelvin, le terrible bandit ! Et quelle chance vous avez, mademoiselle, parce que vous vous trouvez tout juste en face de cette célébrité !
Il s’inclina fièrement, tel un artiste de théâtre qui salue son public, et ses hommes acquiescèrent, bouche ouverte, comme s’ils prenaient conscience de l’évidence des paroles de leur patron. Au milieu d’eux, Maya restait interdite. Elle était partagée entre l’amusement et l’agacement. Décidément, ils n’étaient pas méchants, mais qu’est-ce qu’ils étaient bêtes…
— Maintenant que vous êtes là, mademoiselle, pourquoi ne pas partager le repas avec nous ? demanda le fameux Kelvin. Pascal, Ampère, c’est votre tour pour le repas ! Hertz, Mole, par contre, vous devez aller remplacer Volt et Newton !
— Ouaip, chef !
Ainsi, le vieillard et l'homme au bonnet attrapèrent chacun une arme dans le tas et partirent du campement. Un chauve et l’homme qui, jusqu’ici, n’avait jamais dit qu’un mot à la fois, se dirigèrent vers l’une des petites cabanes pour en sortir de vieux ustensiles ainsi que des vivres. Kelvin passa sa main dans le dos de Maya pour l’inviter à le suivre. Un peu gênée, et pas très satisfaite de l’invitation, elle se laissa faire de mauvaise grâce. La muette n’avait pas envie qu’on l’attrape à nouveau par les épaules. Kelvin lui montra une petite souche d’arbre et elle s’y assit, ses sens aux aguets. Elle priait pour que Minos ne lui tombe pas dessus s’ils la retardaient trop longtemps. Peut-être n’était-il pas le seul à sa recherche, d’ailleurs ?
— Dites-moi, mademoiselle, quel est votre nom, si je puis me permettre ? demanda Kelvin d’un ton aimable.
Maya soupira puis sortit de son sac de jute le parchemin qu’elle avait acheté la veille. Kelvin l’observa écrire dessus d’un air curieux tandis que le gros et le mince prenaient place en face d’eux. Quand elle eut fini d’écrire, elle lui présenta une simple phrase : « Je m’appelle Maya et je suis muette. » La jeune fille le regarda examiner le parchemin en fronçant des yeux, se doutant qu’il ne savait peut-être pas lire. Après quelques secondes, il leva la tête et remarqua les regards curieux de ses compagnons.
— Ah ! s’écria-t-il en lui attrapant le stylet qu’elle tenait encore en main. Mais tout à fait, exactement, précisément ! Bien sûr que je vais vous faire un autographe !
Heureusement, Maya était muette. Si cela n’avait pas été le cas, qui sait quels jurons seraient sortis de sa bouche en cet instant ?

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