Une main sur l'épaule
Au même moment, chez les Bernardonne, Europe venait tout juste de passer la porte, essoufflée. À son arrivée, tous les regards se tournèrent vers elle et Clarisse adressa à sa fille une expression suppliante. La jeune femme préféra se taire, se mordant les lèvres. C’était bien suffisant pour faire comprendre à tout le monde qu’elle était revenue bredouille, elle aussi.
Sa mère eut un hoquet tandis qu’elle se retenait de fondre en larmes. Pietro, à ses côtés, lui tapotait dans le dos pour la réconforter, mais ses gestes étaient nerveux, saccadés. Europe prit place à table entre Eurydice et Rhadamanthe. Leur grand-père se tenait debout dans un coin, avec un sourire satisfait. Étonnée de ne voir personne d’autre, Europe jeta un coup d’œil vers le salon. Sa grand-mère faisait une sieste dans son fauteuil, mais ni Eaque ni Andromaque n’étaient présents.
— On va les retrouver, lança-t-elle avec assurance. Minos n'a pas pu aller bien loin…
— Il était encore là ce matin, approuva Rhadamanthe. Andromaque est à cheval, avec ses petites jambes, il ne sera pas dur à rattraper.
— Et on retrouvera peut-être Maya ? ajouta Eurydice.
— J’espère bien que non ! s’exclama Bernardo avec un rictus. Si elle s’est enfuie, c’est qu’elle a découvert quelque chose hier ! Je vous l’avais bien dit, que c’était une esclave !
— La ferme, vous ! s’écria Pietro, cassant. Si vous n’aviez pas été si malfaisant, elle n’aurait pas fui comme ça, et notre fils ne serait pas parti à sa recherche !
— Allons bon, ma faute, maintenant ? Je n’ai cessé de répéter que cette trainée était une mauvaise fréquentation, une vermine ! Et vous, vous l’avez invitée, sans problème !
— C’est comme ça qu’un être humain est censé se conduire, cria Pietro en se levant, furieux, pour faire face à son beau-père.
— Non, pas avec des sous-êtres comme elle ! Vous n’êtes qu’un abruti, une chochotte aux idées stupides, incapable d’assumer la fierté d’être citoyen libre ! Quand je pense que j’ai laissé mêler mon sang au vôtre…
— Redites ça…
— VOS GUEULES ! hurla soudainement Clarisse, hystérique, telle une furie. Et ne restez pas plantés là comme des asperges ! Je veux… Je veux qu’on retrouve mon fils !
Son corps fut comme secoué d’un frisson et elle éclata en sanglots, la tête entre les mains. Europe s’était tournée vers sa petite sœur pour la rassurer tandis que Rhadamanthe adressait un regard noir aux deux hommes. Ceux-ci se séparèrent de quelques pas, embarrassés et les yeux au sol
— On a fouillé tout le domaine, lança le garçon. Andromaque et Eaque sont en train de chercher chez les voisins, mais s’ils ne les y trouvent pas, il ne reste qu’un seul endroit où Minos peut être allé se fourrer.
— Le Bois de Styx, confirma Europe.
— C’est… non, Eurydice a dit l’avoir vu se diriger vers les étables, quand il a foncé ce matin à l’aube…, rappela Pietro, hésitant.
— Oui, mais elle l’a perdu de vue, et il a bien pu se diriger ensuite vers le Bois ! On ne l’a trouvé nulle part ailleurs, c’est notre dernière piste sans nouvelles d’Andro et Eaque !
— Mais il y a un loup, là-bas ! Il le sait très bien, il n’est quand même pas allé de lui-même se mettre dans un tel danger !
— Papa, tu sais bien que Minos adore les animaux ! intervint Europe. Ça ne lui aura pas fait peur. Il faut qu’on essaye. Laisse nous y aller, il ne peut être que là !
— Bon très bien. Mais je viens avec vous, hors de question de vous laisser seuls là-bas, et sans Eurydice. Bernardo, vous viendrez aussi, pas vrai ?
— Quoi ? s’étonna le vieil homme, prêt à protester avant de voir le regard de fureur que lui adressait sa fille. Hum… oui, bien sûr…
— Bon, si Eaque et Andromaque reviennent avec le petit, envoie-les nous chercher, demanda Pietro à sa femme, qui approuva en séchant ses larmes avec sa manche. On va faire notre possible, mais on ne doit surtout pas se séparer ! On demandera de l’aide à la bande de Kelvin, si nécessaire…
Europe et Rhadamanthe se levèrent d’un même geste, déterminés. Eurydice adressa un regard d’encouragement à sa grande sœur, qui lui sourit et lui fit rapidement un baiser sur le front. Bernardo ne semblait pas très convaincu et maugréait dans sa barbe. Pietro lança un dernier signe de tête à sa femme, qui sanglotait toujours, puis ouvrit la porte de la maison, prêt à se lancer corps et âme dans le Bois de Styx.
Mais devant eux, au lieu de voir le magnifique paysage de champs et de prés dont était constitué leur domaine agricole, ils faisaient face à un gigantesque corps vêtu d’une toge d’un noir d’encre et aux bandes mauves, brodée au fil d’or éclatant. L’homme qui portait ce vêtement était si grand et se tenait si proche de la porte qu’il empêchait les rayons du soleil de passer. La vision était tant inattendue que tout le monde se figea, incapable de dire quoi que ce soit. Même Clarisse s’était arrêtée de pleurer. Après quelques secondes de silence, le géant dressa sa main recouverte d’un gant de cuir et la posa sur l’épaule de Pietro. Elle était immense, si bien que seul son pouce et son index se posèrent dessus. Toujours comme paralysé, le fermier ne réagit pas, l’appréhension laissant place à une peur croissante.
— Pietro Bernardonne, énonça lentement l’Inquisiteur d’une voix glaciale, tandis qu’il serrait de plus en plus fort ses deux doigts contre l’épaule du pauvre homme avec une force surhumaine. Où… est-elle ?
Annotations
Versions