Marché nocturne
Décidant de faire fi de leur dernière rencontre, les voyageurs reprirent leur chemin. Marcher sur un terrain plat et adapté aux roues des véhicules était plus simple que de parcourir les prés et les champs aux pentes abruptes. Ils avaient un meilleur rythme de voyage que d’habitude. Alors que le soleil commençait à se coucher, ils virent apparaitre une localité qu’une pancarte appelait Gamla.
La petite bourgade était en pleine expansion depuis quelques années. C’était un petit port fluvial, récemment rénové et financé par le Consulat d’Orles afin d’améliorer les exportations et transports de marchandises dans la région. S’adaptant en conséquence, le bourg accueillait toujours plus d’habitants et chacun apportait sa pierre à l’édifice pour permettre à Gamla de grandir. Puisque moult marchandises y transitaient, un marché nocturne était organisé quotidiennement. La cité était encore à l’aube de son développement qui, à terme, promettait de faire d’elle une grande ville commerciale.
Sans le sou et habitués à l’inconfort de la nuit à la belle étoile, le trio s’écarta des habitations. Si la paranoïa et la méfiance s’étaient peu à peu endormies, ils préféraient la proximité des fermes pour passer des nuits tranquilles. Cette fois-ci, ils évitèrent de s’engager dans les bois. Le souvenir des fourmis était encore trop vivace.
Tandis que Kelvin surveillait leur feu au pied d’un pommier, Maya constata que Minos avait le regard perdu en direction du village, serrant Pan contre lui. Le petit berger était en plein chagrin, encore une fois. La muette s’installa à côté, les genoux repliés contre elle. Il ne la remarqua pas immédiatement et sursauta quand ce fut le cas.
— Ah, je t’avais pas entendue…
Si Maya lui sourit tendrement, ce n’était qu’une façade. Ce type de remarque, même innocente, commençait tout doucement à l’échauffer. Elle n’avait pas choisi d’être muette et ce handicap la frustrait de plus en plus. Le petit berger, loin de se douter des pensées de son amie, sécha une larme avec son coude, puis regarda vers Gamla. Les rayons du soleil disparu laissaient entrevoir la beauté de la bourgade au crépuscule. Les lumières du port scintillaient, mais aussi celles de la ferme la plus proche. Une vieille bicoque habitée par une petite famille. Maya avait comme un creux sur l’estomac en y repensant.
Elle secoua la tête pour chasser sa mélancolie. La muette avait envie de se changer les idées. Son doigt pointa vers le bourg, puis alterna entre Minos et elle. Elle dut aussi mimer des mouvements de jambes afin que le jeune garçon comprenne, enfin, ce qu’elle lui proposait.
— Tu veux aller au village ? Pourquoi ?
La jeune fille haussa les épaules. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il y aurait là-bas une fois la nuit tombée, mais elle jugeait qu’ils ne risquaient pas d’être reconnus dans le noir et qu’ils pourraient peut-être croiser des saltimbanques pour les divertir.
— Pourquoi pas… ça pourrait être rigolo.
Contente de le voir accepter, Maya sourit et retourna vers Kelvin en compagnie du berger et de son advouquetin. Les pommes étaient cuites et ils les dévorèrent sans attendre, la faim au ventre. Alors qu’ils dégustaient, Minos expliqua l’idée de Maya au brigand qui resta étonnamment silencieux. Ce n’est que lorsqu’il eut terminé son repas qu’il exposa son point de vue. Selon lui, eux deux ne risquaient effectivement pas grand-chose. Mais lui-même ne pouvait pas se le permettre.
— On risque de me reconnaitre, vous comprenez ? Je resterai ici à surveiller nos affaires et le feu. Faites tout de même attention, sait-on jamais que le Culte se trouve là, ou bien des bandits, des fourmis… Ou pire, une marchande !
L'allusion fit rire Minos et sourire Maya. L’adolescente le suspectait d’être en partie sérieux. Avant de partir, le petit berger chuchota quelque chose à Pan qui s’installa ensuite contre le pommier. Sans doute lui avait-il demandé de veiller sur le bandit. Puis ils se mirent en route à deux, direction Gamla.
Les rues étaient éclairées par des torches postées à intervalle régulier sur les bâtiments. Plus ils se rapprochaient de la rive du Sinistre, plus la rumeur des conversations et les rires se faufilaient à leurs oreilles. Maya fut satisfaite de voir Minos tourner la tête en direction d’une musique entrainante. Ils coururent vers l’origine de la mélodie où ils trouvèrent un public autour de deux troubadours. Le premier était aux instruments, flûte et harpe en main, tandis que l’autre s’exprimait par la parole. Une marionnette lui donnait la réplique et lui posait les questions sur lesquelles il enchainait pour le plaisir des jeunes spectateurs.
Sans mot dire, Minos s’infiltra au-devant de la scène. Maya le suivit, mais resta en retrait. La manière de conter de l’homme était si éloquente qu’elle se laissa envouter. C’était l’histoire d’un roi du Denimope qui avait réuni autour de lui plusieurs compagnons. Choisis par les dieux, ils devaient prouver leur valeur afin d’unifier leur pays. Bien vite, il fit appel aux membres du public pour jouer les scènes. Minos fut choisi pour incarner le Père Nerlim, un homme proche des animaux, en particulier des loups. Le rôle lui seyait à merveille. Le jeune berger s’amusa comme un petit fou. Après quelques récits, l’homme s’interrompit et porta l’enfant qui incarnait le Roi en triomphe. Il encouragea tout le monde à l’applaudir, lui et les autres, puis ils saluèrent leur public. Minos retourna vers Maya avec un sourire enchanté.
Sur les quais, on retrouvait tout un tas d’échoppes. Plus petites que celles de Leonne, on n’y retrouvait diverses marchandises. Une dame proposait d’étranges amulettes liées aux Saints du Culte. À côté, un petit homme au dos voûté et au sourire pernicieux proposait des bijoux taillés avec soin, sous la protection d’un homme imposant, la main sur le fourreau de son épée. Seul derrière un minuscule stand de bougies, un homme dont les yeux étaient cachés par un drôle de chapeau trop grand souriait excessivement aux passants qui ne semblaient même pas le voir. Mais le principal du marché résidait un peu plus loin, où pas mal de monde s'était rassemblé pour goûter la spécialité locale, le Borkinsha.
Il s’agissait d’une simple brochette de poisson cuite sur un feu de bois, le tout saupoudré d’un mélange d’épices et de pétales de Vernacées réduits en confettis. Une dame prenait l’argent des clients tandis que son mari découpait les poissons et assaisonnait les brochettes sous le regard des curieux. Le tout laissait un délicieux fumet enivrer les narines des passants. Minos fit mine de vouloir s’approcher, mais abandonna vite face la masse des clients.
Les derniers stands présentaient aussi de la nourriture. Conscient qu’ils n’avaient pas d’argent, le berger fit semblant de ne pas voir les friandises. Ils étaient presque arrivés au bout du petit marché quand Minos attrapa soudain la manche de Maya. Il pointait de son autre main une petite étable sans mur où seules de petites haies empêchaient les animaux de sortir.
— Regarde Maya ! C’est les domrochs de Madame Pas Polie.
Maya fronça les sourcils et observa. Elle aurait été incapable de reconnaitre les animaux de tout à l’heure. Pour elle, tous les bovins se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, et encore plus dans l’obscurité. Elle adressa un regard perplexe à Minos qui secoua la tête.
— Si, j’te jure ! C’est eux, j’en suis sûr ! Ça veut dire qu’elle est encore là, Madame Pas Polie, tu crois ?
— Certainement, répliqua une voix glaciale.
Ils sursautèrent et se retournèrent. Elisabeth Ducaffet était là, son écharpe bien serrée autour du cou, un Borkinsha entamé dans une main. Maya se mordit la lèvre en repensant à la manière dont Minos venait de la surnommer. Le berger devait penser à la même chose, parce qu’elle l’entendit déglutir bruyamment.
— Bon-Bonsoir ! Vous vous êtes arrêtées ici aussi ?
— Je voulais visiter un peu le fameux marché de Gamla. Vous êtes arrivés ici à pied ?
— O-Oui ! On n’a toujours pas d’argent, alors on pouvait pas aller dans une charrette !
— Vous auriez pu trouver une qui vous aurait pris sans demander d’argent, fit remarquer la marchande en haussant les épaules.
— Mais vous, vous vouliez pas, non ?
La dame resta silencieuse. Finalement, elle mangea un morceau de poisson afin d’éviter de devoir répondre. Elle resta sans bouger, à mâcher la nourriture en les regardant avec défi, l’autre main sur la hanche, s’attendant sûrement à ce qu’ils partent. Mais il n’en fut rien, ni Maya ni Minos ne bougèrent d’un cil. Elle avala sa bouchée et soupira, tout en étouffant à peine un juron.
— J’ai des principes de marchand. Ce n’est pas en rendant service que je deviendrai riche. Je ne veux pas devenir le régusan de la farce, jamais.
— Et vous vendez quoi ? questionna Minos en reprenant confiance, là où Maya serait volontiers partie sans demander son reste.
— C’est un secret ! C’est le genre de produit qui n’a encore jamais été commercialisé en Safranie, et je compte bien en garder le monopole !
— Oh, j’adore les secrets ! Et c’est quoi, dites ? Ça se mange ?
— Hum, pas exactem… mais je n’ai pas d’obligation de te répondre ! C’est trop luxueux pour Gamla, pour le moment, en tout cas, et je ne vois pas pourquoi je devrais perdre mon temps avec des vagabonds puants sans le sou ! Du coup, au revoir, et pour de bon ! Madame Pas Polie, elle va se pieuter !
Et sans plus attendre, elle s’avança, bouscula presque Maya et rentra dans l’auberge voisine de l’étable. Autour d’eux, les curieux qui s’étaient arrêtés partaient déjà. La muette soupira et regarda vers Minos. Il renifla puis haussa les épaules.
— Heu… on rentre ? On doit encore beaucoup marcher, demain !
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