La dette
Elisabeth attendait une douleur qui ne venait pas. Elle rouvrit les yeux, surprise. Acamas s’était figé dans son mouvement et regardait derrière elle en plissant les yeux. Elle se décida à tourner la tête. Dans la pénombre, à peine éclairé par l’unique torche allumée, il y avait cet advouquetin au pelage noir qu’elle avait déjà rencontré.
— Qu’est-ce qu’il fout là, c’lui-là ? marmonna le chef. C’pas la bête qui dormait avec le groupe de tout à l’heure ?
Pour toute réponse, il y eut un fracas sourd, suivi d’un son de chute. Tous se tournèrent vers le bruit et purent ainsi voir le nez crochu, étalé au sol. Derrière lui, un homme tenait une massue à une main, l’autre posée sur sa bouche, comme un enfant pris en faute.
— Ah, heu, pardon, désolé, je, heum…, bafouilla Kelvin. J’ai… glissé ?
— T’es qui, toi !? s’exclama Acamas en pointant son coutelas vers l’intrus.
— Je suis le Terrible Kelvin ! s’exclama-t-il en bombant le torse. Le célèbre band-
— T’es sur not’ territoire de chasse, ici ! On va te faire regretter ça !
Tandis que Pyracmon dégainait à son tour un couteau, Acamas s’avança vers l’intru, délaissant Elisabeth. Ils voulaient lui faire la peau. Mais il avait à peine fait deux pas qu’il se sentit violemment poussé en avant. Pan venait de lui asséner un de ses terribles coups de tête, qui l’expédia au sol, le désarmant au passage. Le regard de Pyracmon alterna entre Pan et Kelvin, hésitant. L’animal frappait le sol du sabot, menaçant, tandis que le célèbre bandit s’avançait vers lui, maintenant son arme à deux mains.
— ‘spèce de…
— On n'est pas obligés de se battre, vous savez, proposa Kelvin. On peut très bien régler ça par la discuss…
— TAÏAAAUUUT ! s’écria Minos en sautant dans le dos de Pyracmon qui faillit perdre l’équilibre sous la surprise.
Le petit berger s’était approché lentement du groupe en faisant un gros détour pour ne pas se faire remarquer. Il se tenait maintenant au cou de l’homme, qui se débattait dans tous les sens pour lui faire lâcher prise. Pyracmon essaya alors de lui mettre un coup de couteau, mais le berger parvint à l’esquiver en le lâchant, prévenu à temps par un bêlement de Pan. Le kidnappeur allait se jeter sur lui quand il reçut un violent coup de massue à la main, lui faisant lâcher à la fois un cri de douleur et son arme. Son gémissement fut suivi d'un nouveau coup dans la figure. Il cracha une dent avant de s’affaler à terre, inconscient.
La bataille aurait pu s’arrêter là, et c’était d’ailleurs ce que pensait Kelvin. Mais il reçut soudain un puissant coup à l’arrière du front. On venait de lui lancer un caillou. Acamas s’était relevé et s'était saisi de la torche, haletant.
— Bande de salopards…, grommela-t-il en se rapprochant, menaçant Pan avec la torche. Vous pensiez voler not’ butin, hein ?
— On s’en fiche, du boudin ! répliqua Minos en tirant la langue.
— On veut juste libérer la dame Pas Polie, ajouta Kelvin.
— À d’autres, elle fait partie du lot, et vous aussi !
Il se jeta sur eux. L’advouquetin, intimidé par le feu, n’osa pas s’interposer. Kelvin, par contre, se plaça devant le jeune berger, pour le protéger. Il tenta de donner un coup horizontal pour se défendre du chef des malfrats, mais ce dernier feinta. Dès que le coup de massue fut passé devant lui sans le toucher, il reprit son mouvement et frappa Kelvin aux bras avec le bout incandescent de sa torche. La vive douleur lui fit lâcher son gourdin dans une plainte. Minos cria, car Acamas venait de sortir un nouveau couteau de sa ceinture et se tenait prêt à frapper. Kelvin crut voir son dernier moment arriver, mais le mouvement fatal n’arriva pas.
Une ombre venait de surgir des bois pour le repousser et le faire chuter plus loin. Acamas crut d’abord que c’était l’œuvre de l’advouquetin, mais l’ovin semblait au contraire plus effrayé que fier. Quand enfin il vit son agresseur, il resta stupéfait. C’était un loup qui grognait, prêt à mordre. Qu’est-ce que cette nouvelle bête foutait là ? Il n’eut pas beaucoup de temps pour y réfléchir qu’une nouvelle sensation lui provoqua des sueurs froides.
Acamas sentait désormais la lame de son premier coutelas contre son cou. Il ne pouvait voir qui tenait l’objet et le menaçait de lui trancher la gorge. Kelvin poussa un grand soupir de soulagement et recula. Le jeune garçon s’était rapproché de l’advouquetin et d’une jeune fille qu’il n’avait pas vue jusqu’ici. C’est en jetant un coup d’œil sur le côté qu’il comprit qui le maintenait ainsi.
— Alors, gueule de blobouille, on joue encore au malin ? lui susurra Elisabeth, libérée par Maya pendant l’affrontement. À trois, si t’as pas lâché tes armes, je te saigne. Tu sais compter jusque trois ? C’est facile, un…
— C’est bon, c’est bon, répondit-il en obéissant aux ordres
— C'est un bon début, marmonna Elisabeth. Maintenant, tu vas bien m’écouter...
La situation ainsi renversée, Kelvin, Minos et Maya observèrent la marchande forcer Acamas à ligoter ses propres compagnons. Ce qu’il fit, non sans ronchonner. Elle lui lia ensuite pieds et mains avant de lui fourrer le sac dans lequel elle avait été transportée sur la tête. Enfin, elle demanda à Kelvin de bien vouloir l’assommer, ce qu’il fit sur le champ.
Une fois les malfaiteurs hors d’état de nuire, elle poussa un soupir satisfait et se dirigea vers les gros sacs qu’ils lui avaient volés. Quand elle fut assurée que tout était là, elle souffla un coup et se tourna vers la bande.
— Eh bien… Je… Merci…
— De rien ! s’exclama Minos. On a battu les méchants !
— On allait pas rester sans rien faire, ajouta Kelvin avec un rire nerveux.
— Vous auriez pu… J’ai… j’ai pas été sympa avec vous… Je… je viendrai chercher mes sacs demain matin, lança-t-elle finalement en reprenant un ton détaché. Je peux vous laisser les surveiller, non ?
— Hein ?
— Ouais, z’avez qu’à dormir ici, je reviendrai demain avec ma charrette, ce sera plus simple, dit-elle tout en passant à côté d’eux pour revenir vers Gamla, les laissant médusés.
— Mais…
— Tchao, et merci encore, hein !
Le trio la regarda s’éloigner en courant, partagé entre stupéfaction et consternation. Soudain, Minos se ressaisit et voulut voir le loup de plus près. Cependant, aussitôt son office accompli, le prédateur s’en était retourné dans les bois. Il laissait derrière lui un berger tout excité à l’idée que l’animal les ait suivis depuis Lebey. Maya soigna les brûlures de Kelvin avec une crème apaisante et, fatigués de cette bataille, ils s’endormirent là.
Quand Maya rouvrit les yeux, quelques heures plus tard, le soleil était à peine levé. Ses compagnons, encore endormis, remuaient de plus en plus sous leur drap. Il y avait du mouvement autour d’eux. La muette se releva, constata que les brigands étaient encore captifs. Elisabeth leur tournait le dos, affairée près d’un feu.
L’entendant bouger, Elisabeth se retourna et rougit. La muette se figea. Les yeux de Madame Pas Polie semblaient irrités.
— Ah, enfin, pas trop tôt ! s’écria-t-elle d’un ton de reproche. Vous êtes des gros tas de fainéants, dites-moi, en Safranie ! La route est longue, jusqu’à Orles, Mais je vous ai préparé de quoi vous tenir éveillés…
Maya écarquilla les yeux. Avait-elle bien entendu ? Elle sentit un sourire apparaitre peu à peu sur son visage. Derrière elle, elle entendit Minos et Kelvin relever leur tête.
— C’est vrai, M’dame ? demanda Minos. On peut monter avec vous ?
— Je vous dois bien ça, je suppose, bafouilla-t-elle en regardant un récipient qu’elle avait mis sur le feu.
— Merci ! s’écrièrent en chœur Kelvin et Minos en se relevant d’un bond.
Elle se tourna vers eux, prise au dépourvu. Si Maya ne pouvait parler, elle lui offrait un large sourire reconnaissant. Elle déglutit et, en détournant le regard, leur lança :
— De rien, bande de crétins !
Annotations
Versions