1-1 Le village de Bahr

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     Le printemps naissant nimbait de vert les plaines de Bahr, la faune et la flore reprenant doucement leurs droits sur les rigueurs de l’hiver. On y voyait les bisons savourant l’herbe tendre, les premières fleurs s’ouvrant aux butinantes abeilles et les arbustes danser au rythme de la brise. Le village de Bahr siégeait en haut de cette vallée et, entre ses toits de chaume, les habitants allaient et venaient, chacun vacant à ses occupations, pêchant, forgeant, taillant. Situé à vingt jours de la première ville et dépourvu de la moindre fortification, seule la vaillante réputation de ses habitants protégeait le hameau des raids de pillards. Ainsi éloigné, les jeunes étaient épargnés par les frivolités citadines et continuaient de suivre les us et coutumes des anciens, les arts de la survie, tels que la chasse, la cueillette ou le combat, étaient enseignés dès que l'enfant, garçon ou fille, atteignait ses dix ans.

     Dans une chaumière en plein cœur du village, Arghoul déjeunait avec sa femme et ses trois fils. Il conversait avec Ajimar, son fils aîné, et Belauer, le cadet, qui devait les accompagner à la chasse pour la première fois, sa compagne, quant à elle, riait aux éclats en jouant avec leur nouveau-né. Ajimar racontaient d'atroces histoires de monstres gobant les chasseurs pour les digérer vivants, de nécromants sacrifiant les enfants pour invoquer des démons immortels et de prédateurs gigantesques, à même de détacher un buste du jarret d'un coup de patte.

  • Cesse de dire des bêtises Ajimar ! Tête de bouc, tu terrifies ton frère. Quant à toi, dit-il en s'adressant à Belauer, ne sois pas apeuré par ce qu'il raconte, apprends à distinguer sagesse et sornettes.
  • Oui père … répondit-il penaud tandis que son aîné ricanait.

     Arghoul, chef du village, était de haute stature, muscles épais et cheveux blonds rassemblés en une grosse tresse. Ses yeux étroits et ses arcades sourcilières, proéminentes et dépourvues de pilosité, lui donnaient un air sévère démenti par sa bienveillance envers sa famille et les villageois. Il portait une tunique de toile au bleu passé, une ceinture de cuir avec une large boucle en fer, des braies brunes et des bottes de cuir. Près de l’entrée reposait son armure de cuir bouilli, composée d’un plastron renforcé par des anneaux, de brassards et d’un harnais dans lequel étaient enchâssés deux poignards. Si une telle profusion de cuir était souvent synonyme de richesse dans le reste du monde, elle était commune dans le village de Bahr dont les étendues sauvages avoisinantes regorgeaient de vie.

     Leur repas terminé, ils allaient, tous les trois, prendre la route de la plaine de Bahr. La journée était idéale, le gibier serait à découvert ainsi que les prédateurs les plus audacieux. De quoi parfaitement initier le cadet à la chasse et à la survie. Arghoul se souvenait avec émotion de la première fois où son père lui avait dispensé le même enseignement. Un périple de cinq jours à travers plaines, vallées et forêts qui les avait menés devant la tanière d’une ourse et ses petits. La mère avait le pelage et les yeux noirs comme le charbon, gigantesque, elle devait faire cinq fois le poids et deux fois la taille du jeune chasseur pourtant grand pour son âge. Arghoul, alors avide de reconnaissance et d’exploit, arma son bras dans l’intention de tuer le colossal animal mais son père l’arrêta, lui expliquant que les ours avaient presque disparu et que cette mère et ses enfants devaient, au contraire, être protégés. Dans sa grande sagesse, il lui enseigna que la réputation n’est rien, seul compte le monde que l’on lègue aux générations futures.

     Un bosquet et le sens du vent dissimulaient l’approche des trois chasseurs aux animaux de la plaine. Arghoul qui avait repéré un vieux bison paissant plus loin, donna des instructions à Ajimar et encouragea Belauer à être attentif. L'aîné qui commençait à avoir la musculature de son père, saisit sa lance et, silencieux et rapide comme le vent, quitta l’abri des arbres. Invisible dans les herbes hautes, il approcha sa proie, arma son bras et lança le projectile de toutes ses forces. L’arme s’enfonça profondément dans le cou de l’animal qui s’enfuit pour finalement s’écrouler, agonisant. Arghoul et ses fils le rejoignirent au pas de course et s’arrêtèrent à une distance raisonnable au cas où l’animal, dans un dernier élan, se relèverait pour les charger, mais ses forces l’abandonnaient. Avant même l’ordre de son père, Ajimar mis fin aux souffrances de l’animal en lui enfonçant son glaive dans le cœur. Arghoul regardait fièrement son fils, sûr qu’il serait plus tard un bon chef de village et surtout un homme admirable. Alors qu’il s’apprêtait à le féliciter, son regard se voila de rouge, la plaine tourna et un bourdonnement l’assourdit. Il ne sentait plus son corps, l’esprit confus, à demi assommé, il vit ses fils se précipiter vers lui alors qu’il semblait défaillir et son poing s’écraser sur le visage d’Ajimar. Il lui avait défoncé le crâne, tué sur le coup. Stupéfait et incrédule, Belauer s’arrêta et se fit décapiter par le glaive de son propre père. Alors que sa tête s’était désolidarisée de son corps, il voyait le visage métamorphosé de cette personne qui l’avait toujours chéri et protégé. Le blanc des yeux avait viré au rouge, les iris auparavant verts étaient dilatés en deux billes noires et sa peau marbrée de veines sombres. Son visage était froissé et les lèvres retroussées en un rictus effrayant. Tout s’était déroulé si vite que les deux enfants touchèrent le sol en même temps. Secoué par une respiration rauque et chaotique, Arghoul était terrifié et désemparé, témoin impuissant de ce massacre. Piégé dans son propre corps, il se dirigeait déjà vers son village, maculé du sang de ses fils.

     En chemin, il croisa un chasseur qu’il connaissait de longue date. Inquiet à la vue du sang et de l’absence des garçons, celui-ci se précipita à la rencontre d’Arghoul et esquiva de justesse une attaque fulgurante. Il comprit immédiatement que son ami n’était pas dans son état normal et l’inutilité du dialogue. Alors qu’il évitait une autre botte d’une roulade, il dégaina son glaive dans le même mouvement et frappa de taille le bras armé du possédé. Son coup ne porta pas, dans une torsion inhumaine du buste, Arghoul esquiva l’attaque et riposta d’un coup d’estoc en travers de la gorge du chasseur qui s’écroula sans vie dans un gargouillement.

     Alors qu’il approchait de Bahr, les habitants se firent plus nombreux et ainsi les victimes. Certains fuyaient appelant à l’aide, d’autres prenaient les armes pour arrêter la marche meurtrière du chef de village, qui armés de glaives, qui de javelots. Tous périssaient, certains même par leurs propres armes. À l’entrée du village, un apprenti forgeron terrifié se jeta sur lui, armé d’un marteau et de la fébrile intention de lui défoncer le crâne. Sans mal, Arghoul para le coup, enfonça son glaive dans les entrailles du jeune garçon et s’en débarrassa d’un puissant coup de pied, le projetant sur un villageois qui leur fonçait dessus, ainsi déstabilisé, il se fit ouvrir la panse dans la foulée. Il n’eut que le temps de murmurer un “pourquoi ?” alors que la plaie béante vomissait ses entrailles. Enfin, alors qu’il avait semé la mort dans le village, il vit son corps s’arrêter devant chez lui, son esprit déjà ravagé entra dans une rage incandescente, son épouse l’avait barricadée mais la porte vola en éclat au premier coup. Sa femme s’interposa entre lui et leur nouveau né, une hache à la main. Il n’entendait pas ce qu’elle disait, l’ouïe envahie par cet incessant bourdonnement, mais il voyait le visage de sa bien-aimée, implorant et baigné de larmes, son esprit hurlait, priait, suppliait son propre corps d’épargner sa compagne et son dernier enfant. Rien ne pouvait altérer la procession macabre du possédé, elle se précipita vers lui pour l’abattre, pour tuer celui qu’elle aimait depuis si longtemps, depuis leur plus tendre enfance, celui en qui sa confiance était absolue. Un homme qui était absent de ce regard fou. De la main gauche, il saisit la hache qui s’abattait sur lui et de la droite lui asséna un coup qui la projeta contre un mur. Un craquement lugubre se fit entendre et elle s'affaissa sur le sol, désarticulée, laissant une traînée de sang le long de la paroi. Les pleurs du nourrisson ne cessèrent que lorsque la hache fendit le couffin en deux. Des quelques cent cinquante résidents, rares sont ceux qui survécurent, les seuls rescapés étaient quelques chasseurs en quête de gibier, de rares fuyards et un couple d’amoureux battant la campagne. Il sortit de chez lui, arracha une épée de la main d’un cadavre et, alors qu’il s’apprêtait à se l’enfoncer dans le cœur, le voile disparut, le bourdonnement cessa et il redevint maître de ses mouvements. Un torrent de larmes s’écoula alors de ses yeux couleur de printemps. À genoux dans une boue de terre et de sang, souillé corps et âme, il s’apprêtait à en finir avec la vie.

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