1-2 Arghoul

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     Arghoul ouvrit les yeux, il était toujours dans cette dépendance qu’il occupait depuis deux printemps. Ce souvenir cauchemardesque le visitait si souvent, qu’il ne se réveillait plus en sursaut et ne criait plus depuis plusieurs années. Il souffrait toujours autant mais avait appris à vivre avec ce fardeau, car il avait découvert avec désarroi que la vengeance ne soulageait pas.

     À la suite du massacre de Bahr, quand la possession de son corps eut pris fin et qu’il gisait dans le sang de ses proches, il avait eu la vision d’un décor familier. Une grotte à l’orée de son village. Il avait couru à en perdre haleine et repéré un homme qui s’enfuyait, il était certain qu’il avait vu à travers ses yeux. Le fuyard semblait de faible constitution et sûrement peu habitué aux efforts physiques intenses, si bien qu’Arghoul le rattrapa sans peine. Le visage congestionné par la rage, il l’avait saisi par l’épaule et décoché un coup à la mâchoire brisant nombre de dents. L’homme qui gisait à ses pied était petit et fluet, vêtu d’une tenue de voyage verte richement brodée de fil doré, d’une cape en soie rouge et de bottines de cuir, il avait un bouc finement taillé, des yeux noirs en amande et le visage barré par de long cheveux noirs et gras, désordonnés par sa course effrénée. Terrifié et tuméfié, il implora Arghoul de lui laisser la vie sauve :

  • Je t’en supplie, épargne-moi, je ne suis qu’un exécutant, un outil, peina-t-il à dire avec sa dentition endommagée et son visage gonflé.
  • Qui t’a envoyé ?
  • L’oligarque Abervol Santoruin, d’Altsedi, c’est de sa faute !

     Santoruin, maître de la guilde des marchands, s’était présenté au village de Bahr quelques saisons plus tôt. Il fomentait un coup d’état censé le propulser à la tête du royaume et avait tenté de soudoyer Arghoul, afin que ce dernier mène les hommes de son village au combat. Se méfiant des citadins et peu intéressé par l’argent, Arghoul avait refusé, prétextant n’avoir que peu d’intérêt pour les affaires d’État. Mais on ne déclinait pas une offre d’Abervol Santoruin impunément. Le riche homme d’affaire savait qu’un combat frontal serait peine perdue ou trop dispendieux, aussi avait-il commandité un anthropomancien pour prendre possession du meilleur guerrier du village et faire disparaître la bourgade et ses habitants. À la fin de l’explication balbutiante du jeune mage, Arghoul lui décocha un coup de pied qui lui explosa le foie, un coup de poing qui finit de lui disloquer la mâchoire et le réduisit, à mains nues, à l’état de bouillie de chair, de sang et d’os. Sa rage se portait maintenant sur l’oligarque. Il récupéra ses armes et s’engagea sur la route de la ville d’Altsedi.

     Il parcourut en dix jours un trajet qui aurait dû en compter vingt et le crépuscule poignait lorsqu’il se présenta au portes de la ville fortifiée. Il avait pris soin de dissimuler ses armes sous une longue cape de laine afin de pas alerter la milice mais les portes étaient non gardées et grandes ouvertes. Les deux plantons chargés de leurs surveillances étaient dans leur poterne. Accaparés par leur partie de dés, ils laissaient circuler librement paysans, marchands et une âme en quête de vengeance. Dans la première taverne, il demanda où se trouvait la demeure du chef de la Guilde des Marchands, Santoruin, en tant qu’homme le plus puissant de la cité, était connu de tous et Arghoul n’eut aucun mal à obtenir l’adresse. Il se rendit au manoir qu’on lui avait indiqué mais sa proie était absente, aussi se renseigna-t-il auprès des gardes en faction, soupçonneux de profession, aucun ne lui répondit. Ils restèrent cependant courtois face à l’imposante et inquiétante allure du visiteur, dont le visage était dissimulé dans l’ombre d’une capuche. Il s’en retourna donc à la taverne où il espérait pouvoir glaner plus d’informations. Pour le prix de deux pichets d’une aigre vinasse, il apprit que Santoruin était parti pour le Ciel Rouge, un lupanar reconnu et luxueux de la rue des plaisirs. Le gueux qui le renseigna était le même qui lui avait indiqué la demeure de l’oligarque, Arghoul le récompensa de ne pas lui avoir donné cette information directement, d’un chaleureux coup de poing dans le foie qui plia le cupide informateur en deux.

     Arghoul remarqua un riche palanquin devant le fameux établissement. La pénombre, maintenant presque totale, facilitait son affaire. Depuis une ruelle adjacente, il escalada discrètement la façade du bâtiment voisin pour ensuite sauter sur le toit du bordel, se laisser glisser de l’autre côté et atterrir silencieusement sur un balcon de la cour intérieure. La chambre dont dépendait cette terrasse devait occuper la moitié de l’étage, richement meublée et décorée, elle était certainement réservée aux clients les plus fortunés. Et c’est justement l’un d’eux qui l’occupait. Abervol Santoruin, les yeux bandés, attaché dans un lit à baldaquin sculpté de reliefs mythologiques, laissait une magnifique jeune femme le caresser et l’oindre d’huile parfumée. La température clémente avait incité les deux amants à laisser la fenêtre ouverte, une aubaine pour Arghoul qui pénétra dans la chambre. Le bruit de ses pas étouffé par de coûteux tapis finement ouvragés, il s’approcha du lit sans que la femme ne le remarque et l’assomma d’un coup sec. Elle aurait une bosse et une migraine au réveil mais s’en remettrait. Il souleva la prostituée et la déposa sans ménagement sur un tas de coussins tandis que l’oligarque gémissait pitoyablement :

  • Jeffrenia, que se passe-t-il ? Tu vas chercher de quoi punir le mauvais garçon que je suis ?
  • J’ai tout ce qu’il faut sous la main, répondit Arghoul d’un ton lugubre.
  • Quoi ? Qui êtes-vous et que faites-vous dans cette chambre ?
  • Tu l’as dit toi-même, tu es un méchant garçon et je suis ton châtiment, dit-il en ôtant l’étoffe qui bandait les yeux de Santoruin.

     Son regard s’écarquilla de frayeur, son teint devint livide et des tremblements le saisirent de la tête aux pieds alors qu’il reconnaissait le chef du village de Bahr. L’oligarque était ce qui se faisait de plus moyen physiquement, ni grand ni petit, ni musclé ni frêle, chevelure châtain peu fournie et frisée, tout comme le pelage de son torse dont le gras tremblotait.

  • Je suis le maître de la gu … commença-t-il, avant qu’Arghoul ne lui enfonce le bandeau dans la bouche.
  • Inquiète toi de ce que tu vas être dans quelques minutes, dit-il en fermant les fenêtres et dégainant un poignard de son harnais, espèce de petite saloperie, tu vas regretter ta fierté mal placée, tu vas regretter ce que tu as fait à mon village, tu vas regretter jusqu’à ta putain de naissance.

     Santoruin essayait d’alerter sa garde mais le bâillon étouffait ses cris. Ce porc se vidait, il pleurait, de la morve lui dégoulinait sur les lèvres et il s’était uriné et déféqué sur les cuisses. Son menton plissé, son regard fou et ses petits gémissements témoignaient de sa terreur croissante. Arghoul détacha les mains de sa victime en les maintenant fermement puis ficha sa lame en travers des poignets, l’enfonçant profondément dans le bois de la tête de lit. C’est alors qu’il commença son sordide office, à l’aide de son second poignard, il arracha un globe oculaire puis le présenta, planté sur la pointe à l’oeil toujours valide.

  • Ceci n’est rien comparé à ce que tu as fait vivre aux miens, à ce que tu m’as fait vivre, murmura Arghoul les dents serrées et les traits déformés de rage.

     Il dégaina son épée, la leva au-dessus de sa tête et trancha au milieu du tibia droit, le maître de guilde s’évanouit sous l’effet de la douleur. Sans ménagement, le bourreau décocha une baffe qui le réveilla et agrandit la blessure de ses poignets puis il perdit son autre jambe, coupée juste en dessous du genou. Il sombra de nouveau. Les mains pleines de sang, Arghoul ramassa son poignard et lui trancha la langue et les organes génitaux. Le chef de guilde se réveilla de nouveau avec son sexe en lieu et place du bâillon, le visage d’Arghoul juste au dessus du sien.

  • Bien on peut en finir, dit-il entre ses dents.

     Dans un mouvement ample, il amputa les deux mains de l’oligarque avec son glaive puis lui creva l’oeil restant. Son dernier geste fut le plus cruel, il ne l’acheva pas.

     Arghoul nettoya ses armes et disparut dans la nuit. Mû par un vain instinct de survie, Abervol tombait du lit et se traînait vers une porte qu’il n’aurait jamais le temps de trouver. Plus tard, la fille reprit connaissance et découvrit la dépouille mutilée de son client, vidée de son sang et baignant dans une immonde puanteur. Le hurlement qu’elle poussa se fit entendre jusqu’au bout de la rue, ameutant la garde et signant là son arrêt de mort. Il fallait un coupable et elle fut exécutée mais personne ne sut jamais qui avait torturé à mort Abervol Santoruin.

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