2-1 Dans les déchets

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     Derrière une forge mineure de Bolde, dans une ruelle encombrée de sacs de toile usés et d’ordures en putréfactions, un homme à la jambe déformée et vêtu de haillons élimés, brandissait un bâton taillé en pointe au dessus de sa tête. Il était prêt à frapper. Encore un pas. Maintenant ! D’un geste sec et violent, il empala un énorme rat qui ne se débattit que quelques instants, dans un concert de couinements aussi bref qu’assourdissant. Le rongeur au pelage marron et à la queue rose, faisait presque la taille d’un jeune chat. Fier de cette prise, le Boiteux se pourléchait à l’idée du festin qui l’attendait et se mit en quête d’un abri. En se fondant dans les îlots d’obscurité offerts par le crépuscule, il se déplaçait aussi rapidement que le lui permettait sa jambe torse, après avoir déambulé toute la journée en quête de pitance, son membre le faisait souffrir le martyre. Dans une ruelle adjacente, les lourds bruits de pas et les voix graves d’hommes en armes résonnèrent, rapidement suivis par la lumière d’une torche qui vint crever les ténèbres. Craintif, le Boiteux se cacha en toute hâte derrière un enchevêtrement de barriques éventrées et découvrit une patrouille de quatre miliciens qui faisait sa ronde dans les bas quartiers. Les quatre hommes se pavanaient dans l’uniforme Bolden, cervelière à nasal de fer, tabard noir arborant le croissant argenté de Bolde, tunique et culotte bouffantes rayées noires et argent, lourde ceinture de cuir noir et bottes du même cuir lacées jusqu’au genoux. Trois d’entre eux étaient armés de piques, le dernier, équipé d’une arbalète, avait un carquois rempli de carreaux et un cor qui pendaient à sa ceinture. Caché dans l’ombre, le Boiteux retenait sa respiration, terrifié à l’idée d’être découvert et tourmenté. La milice protégeait la population mais lui n’en était qu’un rebus, un os rongé à jeter aux chiens. Échangeant blagues graveleuses et rires gras, ils passèrent à deux pas du Boiteux sans le remarquer, à son grand soulagement. La patrouille suffisamment loin, il se remit en quête d’un refuge pour manger.

     Plus tôt dans la journée, alors qu’il mendiait en arpentant la rue principale, une noble dame suivie de sa garde personnelle et de ses serviteurs, lui fit l’aumône de trois pommes. Après s’être répandu en remerciements puis fait chasser à coups de pieds par l’escorte, il dénicha un coin isolé où profiter tranquillement de son frugal repas. Il n’eut le temps de croquer qu’un seul morceau lorsque trois malandrins dépenaillés surgirent et, après lui avoir coupé toute retraite, le rouèrent de coups pour lui dérober les précieux fruits. Le laissant étendu dans la poussière et couvert d’ecchymoses, ils s’éloignèrent en se disputant les deux pommes intactes. Le Boiteux – qui l’était plus encore que d’habitude – fulminait de n’en avoir goûté qu’une et leur souhaitait mille morts. Il rageait face à son impuissance. S’il avait pu rejoindre un groupe de mendiants, tout aurait été plus simple, mais seule la force comptait dans leur monde et son handicap en aurait été un aussi pour n’importe quelle bande. Il avait continué de quémander une petite pièce ou de quoi manger mais le miracle du matin ne se reproduisit pas. Handicapé mais pas inapte, il se résolut à prendre les choses en main, il arriverait bien à attraper un oiseau, un rat ou un chien. Non, pas un chien, avec sa chance, c’est lui qui finirait en casse-croûte. C’est ainsi qu’il remonta la piste de ce rat colossal.

     Le Boiteux se réfugia dans les sous-sols des halles de Bolde. L’enfilade d’arches de pierres et d’alcôves dissimulait moultes cachettes et le marché semait chaque fois de nombreux déchets utiles pour son engeance. Malgré cette relative sécurité, il hésitait à faire cuire sa proie. Un feu, aussi menu soit-il, pouvait révéler sa présence mais un rat cru pouvait le rendre malade. Tendu par ce dilemme, il inspecta les environs tout en récoltant de quoi faire quelques braises. Les lieux n’étaient peuplés que de vermines et lorsqu’il tendait l’oreille, seuls lui parvenaient les battements de son cœur paniqué et l’écho du silence. Ainsi décida-t-il de rôtir l’animal et alluma un petit foyer à l’aide d’amadou, de débris de caisse et de pyrite abandonnés sous les halles. Le feu crépitait et dispensait une agréable chaleur quand une nouvelle vague d’inquiétude le submergea. De la viande grillée émanait un délicieux fumet qui pouvait attirer, plus que n’importe quelle lueur, les charognards des environs. Craintif par nature et surtout par nécessité, il restait aux aguets, frémissant au moindre crépitement, scrutant les ténèbres à la moindre brise.

  • J’ai des navets si vous acceptez de partager.

     Le Boiteux étouffa un cri de frayeur, malgré ses précautions, il n’avait ni vu, ni entendu approcher l’inconnu. Ce dernier ôta le châle miteux qui dissimulait son visage, révélant des traits bienveillants et des yeux rieurs. Il semblait de basse extraction, comme en témoignaient son épaisse barbe broussailleuse, ses guenilles rapiécées et ses pieds nus couverts de poussière. Il était, en revanche, de bonne constitution et aurait pu aisément assommer le mendiant pour lui voler sa pitance. Aussi, même si ce choix ne lui appartenait pas réellement, le Boiteux décida de lui faire confiance.

  • Navré, je ne voulais pas vous faire peur, l’odeur m’a diablement attiré et je pensais que nous pourrions partager nos butins.
  • Des navets vous dites ? Ma foi pourquoi pas ?
  • Comment vous appelez-vous, mon jeune ami ? Demanda l’inconnu en s’installant près du feu.
  • Je ne sais pas trop, on m’a toujours appelé le Boiteux. Et vous ? Vous êtes qui ?
  • Je suis Lurz, simple vagabond. Mais, comment ça “vous ne savez pas trop” ? Vous avez bien des parents, une mère qui vous a nommé ?
  • Sûrement, mais un jour, je me suis réveillé dans la rue, j’avais été battu à mort, enfin presque, et abandonné sous une pluie torrentielle. J’avais la tête vide et personne ne m’a jamais reconnu, donc bon ...
  • Malheureux événements que vous avez vécus là. Enfin tout de même, vous auriez pu vous trouver un bien meilleur patronyme, non ?
  • Un meilleur nom ? Bof, ça vaut bien Lurz hein ?
  • Héhé, très juste. Vous n’avez donc ni famille ni ami ? Vous ne faites parti d’aucune bande ?
  • Non, il y en a même une qui m’a dépouillé plus tôt dans la journée.
  • Mmh oui, les pommes c’est ça ?
  • Comment vous savez ça ? demanda le Boiteux avec un début d’angoisse dans la voix.
  • Je n’étais pas loin et je les ai vu faire. Vous comprenez, j’ai eu peur qu’ils s’en prennent à moi aussi, plaida Lurz.
  • J’imagine, ils ne font de cadeau à personne. Encore que, vu votre gabarit, ils auraient pu vous faire une proposition pour les rejoindre.
  • Pas si j’avais pris votre défense. Depuis combien de temps êtes-vous seul ?
  • Je ne sais plus, mais j’ai connu trop d’hivers, ça c’est sûr.
  • Vous semblez très résistant, c’est bien. Je vous propose de trinquer à notre amitié naissante, dit Lurz en sortant une outre de sous son châle.

     Après avoir bu au goulot et ainsi prouvé sa bonne foi au mendiant toujours suspicieux, il la tendit au Boiteux qui huma tout d’abord le breuvage, puis alléché par l’odeur en ingurgita une pleine rasade. Il ne vit pas Lurz avaler discrètement le contenu d’une fiole, dissimulée dans sa manche. Alors que le Boiteux rendait l’outre à son nouveau camarade, sa vue se troubla, le monde tourna puis s'obscurcit. Il était inconscient lorsque son visage heurta le sol.

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