La Völva

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«Avant le commencement était ce qui fut jusqu’à ce que soient les Hommes, le Vide. Puis vinrent les hommes, qui foulèrent la terre, et voguèrent sur les flots. Lorsque ceux-ci se choisirent des Dieux et des Mythes, il était déjà trop tard. Ainsi le Destin de tout ce qui vit fut scellé.»

C’est en substance ce qu’on veut m’entendre dire, d’une voix tonitruante, pour que tous s’inclinent face à la sentence des Dieux ! Je décris le passé que personne n’a jamais vu, mais que tout le monde croit connaître ; et imagine le futur qu’on ne verra jamais. Mais comme toute prophétie, le récit des Temps qui furent est une hallucination fiévreuse, et l’écriture de l’Avenir est incomplète, comme le sont les serments et les mensonges. C’est le récit que je fais, parce que j’ai ce pouvoir, ce fardeau.

Je ne suis pourtant l’Oracle d’aucune vérité, la passeuse d’aucun Savoir transcendant, ni la porteuse d’aucun Message eschatologique. Je suis des mots pour ceux amenés à les entendre, des promesses à ceux amenés à les croire, des justifications de ceux amenés à les chercher. Et pourtant, c’est moi qu’on écoute, toujours, quand viennent les loups et le tonnerre, les vagues noires sur les rivages glacés, et la nuit sur les plaines portées par les os de nos ancêtres.

Chaque syllabe, chaque rune, chaque instant que je grave dans la pierre grise est Parole. Et la Parole est ce qui façonne les Âges. J’ai choisis les noms de nos enfants, comme j’ai façonné ceux de nos héros. J’ai accepté de donner à nos fils des noms qui causent des guerres, et je les ai ainsi condamnés. Des noms qui appellent la gloire, et je nous ai ainsi tous condamnés. Je me suis abaissée à donner à nos filles des noms qui justifient la soumission, et je les ai ainsi condamnées. Des noms qui évoquent la virginité, et je nous ai ainsi toutes condamnées.

Il en est ainsi de toutes les Völur qui arpentent les terre détrempées du Hringratsta, le cercle de résidence, central entre les Cieux divins et les Ténèbres abyssales, là où résident les mortels, les imparfaits, les provisoires. Nous naissons parmi les hommes et les bêtes, sorcières bannies et adorées, avec ces pouvoirs terrifiants dont nous ne pouvons nous soustraire pour rien au monde. Il n’est en effet rien de plus servile que celle qui effleure du doigt la demeure des Dieux.

Seul un homme pourrait s’imaginer que ma place est privilégiée. Je n’ai pas demandé à être adorée comme une amulette, un colifichet qu’on serre dans sa paume lorsqu’on a trop peur du monde tel qu’il est. Et je sais qu’on me serrera, très fort, le jour où on ne me considérera plus assez magique, ou plus assez utile. Je hais les Dieux parce que je ne sais pas s’ils existent, s’ils ont une présence physique, quelque part dans les neufs mondes qu’on nous a décrits, mais pour moi ils sont bien réels. Leur présence oppressante m’accompagne et m’épie à chaque instant, surveillant chacun de mes gestes, chacun de mes mots.

Depuis maintenant trois cents ans le Miklyrkrthoka, le Grand Brouillard, nous a ravi le ciel, le soleil et l’horizon. Je n’en ai pas connu le dixième et c’est pourtant à moi qu’on vient demander pourquoi il est venu, quand il repartira ! Toujours les mêmes questions, et jamais la même réponse… J’ai appris à sentir dans l’humidité de l’air les tressaillements de l’effroi, percevoir dans le voile pâle l’excitation lancinante de la terreur, dans le lourd silence des flots noirs brisés l’horreur de l’impuissance. Et ainsi j’ai appris ce que je devais répondre, et quelle mise en scène imaginer.

Quand hurlent les loups, dans une nuit insondable, je hurle en cœur, le dos voûté, les genoux arqués, en battant la terre de mes pieds nus autour d’un grand feu. Puis je ne reviens plus jusqu’à ce que j’ai la certitude que personne ne fut dévoré ce soir-là. Les meutes de loups ne sont pas les plus dangereuses.

 Lorsqu’un navire ne revient pas, je frappe les vagues glacées de mes avant-bras, en pleurant, et je m’immerge, encore et encore, jusqu’à ce que ma peau soit devenue chaude et rougeoyante ; alors je promets le retour des aventuriers égaré, au jour où le soleil reviendra. Cette promesse marche toujours, et ne met pas ma responsabilité en jeu. Seulement ma santé.

Les naissances sont pour moi les actes les plus malheureux, mais je me force à sourire lorsque je me saisis de ces petits corps innocents, qui deviendront des monstres dans la fureur de la guerre, la méchanceté de l’or, la violence du lit nuptial. Et lorsque j’enterre un corps dans les tourbières, je ne peux m’empêcher d’être heureuse pour cette enveloppe libérée de son âme. Je me surprends parfois à lui demander silencieusement de m’emmener avec lui, me tenir jusqu’à ce que vienne le Efstrdagr, le Dernier Jour, la libération finale.

Sur les terres détrempées du Dunskdal, je marche. Les stèles runiques et les troncs sculptés sont mes seuls repères. J’ai appris à les comprendre, elles m’accompagnent, me guident, me racontent leurs histoires. Elles sont les vigies de ce monde qui semble avoir déjà sombré au fond des eaux mornes de la mer. Mon bâton de marche s’enfonce mollement dans les tourbières, mes pas laissent des traces glissantes sur la mousse qui tapissent le monde.

J’aperçois au loin un village. Serait-ce Vedhrborg ? Ses palissades de bois sombre gorgé d’eau se dessine sur le flanc de la falaise où viennent se jeter rageusement les vagues glacées. Le soir tombe et la luminosité baisse. Le grise pâle du ciel s’assombrit, et le noir se fait de plus en plus prégnant. Il faudra certainement que je réalise un rituel… Chienne d’existence. Au moins aurai-je un toit sur la tête. La bruine s’intensifie, et je suis trempée jusqu’aux os. Ma capuche agit comme une éponge sur mes cheveux, et les colle sur mes yeux. Plus qu’une demi lieue.

J’espère que le repas sera chaud.

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(One shot?)Chapitre3 messages | 13 heures

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