Chapitre 1
De toute façon, les choses ne pouvaient que s'améliorer. Je l'avais dit d'un ton sans appel. Dès qu'on me demandait un conseil, un point de vue ou comment avancer dans la vie, les gens faisaient appel à moi, comme si je détenais, par un hasard miraculeux, les réponses à toutes leurs questions, la solution à toutes leurs angoisses. Donc oui, à la question que me posait Gérald, la réponse était que ça ne pouvait qu'aller en s'améliorant. Quel autre choix avait-il ? Mourir ? Survivre ? C'était binaire. Dans les deux cas, cela ne pouvait aller que dans un sens acceptable.
C’est idiot. Évidemment qu'il allait survivre à ça. Qu'il allait vivre. Il y avait tant de gens qui l'attendaient au tournant, qui étaient à l'affût de ses actes, de ses mots, de ses gestes. Ils campaient pendant des nuits, des jours, pendant des mois devant sa maison, pissant dans sa haie et chiant dans ses fleurs. Même son chien avait l'espoir de marcher encore un peu à ses côtés. Il n'allait pas décevoir tous ces êtres qui l'aimaient si fort : son chien, son chat et tous ses fans.
Il avait foiré son concert. Ce n'était pas la première fois, ni la dernière. « C'est à cause d'elle, de Maude », pleurnichait-il en reniflant. Pathétique. Mais tellement prévisible. Maude s'était barrée. Elle avait enfin pris sur elle et décidé que vivre, ce n'était pas supporter l'artiste raté qu'il était. Pourtant elle avait été patiente ; jusqu'au bout elle l'avait soutenu dans ses délires, ses incohérences, ses sautes d'humeur énervantes. Mais maintenant c'était fini. Elle avait mis ses affaires dans sa valise et la porte avait claqué. Définitivement.
Il ne l'avait pas supporté. Il lui avait donné les clés de son bonheur. Alors, du coup, il se sentait vide à l'intérieur. Comme s'il avait un trou béant où soufflait un vent glacial. Ce sont ses mots.
Je lui ai proposé un verre d'eau. Pendant qu'il buvait en sanglotant, j'ai croisé mes mains sur mon bureau. Quand il eut fini, il leva les yeux vers moi. « Maintenant, vous allez fixer un point sur le mur derrière moi », lui ai-je dit d'une voix calme, en énonçant chaque mot. « Vous vous concentrez sur ce point et vous ne le lâchez pas des yeux, à aucun prix. » Ses yeux sont devenus fixes, un peu brillants. « Je vais compter jusqu'à trois, et à trois vous plongerez dans un univers de détente et de relaxation très profond. » Ma voix était devenue plus enveloppante. Un, deux, trois.
Ses yeux se sont fermés et son corps s'est affaissé sur le fauteuil.
« Voilà. À présent vous plongez encore plus profondément, à l'intérieur de vous-même, au plus profond de vous-même. Vous n'entendez plus que ma voix, qui vous accompagne. »
La suite, c'est lui qui l'a vécue. Intensément. Je l'ai simplement guidé, avec mes mots, avec les images qu'ils évoquaient pour son inconscient qui avait pris toute la place. De l'extérieur, son corps était là, assis devant moi ; à l'intérieur, son voyage ne faisait que commencer. Lumineux. Plein de couleurs et de sensations.
Il était en hyperconcentration sur lui-même. Son bras droit a commencé à se lever. Doucement. Avec de micro-secousses. Je l'encourageais. Je lui disais que plus son bras se lèverait, plus il pourrait libérer les choses qui avaient besoin d'être libérées. Il faisait le ménage parmi les fardeaux de sa vie : les zones d'ombre, les boulets qu'il traînait depuis si longtemps. Au fur et à mesure que son bras se levait, toutes ces choses s'en allaient. C'était pratique. Il n'en avait plus besoin de toute façon.
Après un temps indéfinissable, son bras est retombé doucement sur sa cuisse. Il avait un sourire sur son visage, les traits détendus. Les rides sur son front avaient disparu. Il a ouvert les yeux, doucement. Son sourire s'est accentué. « Quel voyage ! » a-t-il soufflé. « Je suis parti très loin. Je n'avais pas envie de revenir. Je me sens merveilleusement bien. » Ses yeux brillaient. Il avait l'air en effet extrêmement détendu. « À partir de maintenant, lui confiai-je, plus rien ne sera comme avant. Vous avez laissé derrière vous des choses qui ne vous appartienent plus. Des choses lourdes et encombrantes. »
« Oui... c'est tout à fait ça... Je me sens léger et détaché. »
« Parfait. La séance est à 60 euros. »
Je le raccompagnai vers la sortie. Et il souriait. Il s'en alla dans le soleil. Je remarquai que ses pieds ne touchaient pas le sol quand il marchait. Vraiment léger, c'était gagné.
Je refermai la porte et retournai m'asseoir derrière mon bureau. Gérald était le dernier rendez-vous de la journée. Je pouvais me relâcher. Profiter de la fin de journée.
Sur mon bureau, de petits êtres noirs et visqueux s'aggloméraient en une masse gluante. C'était toujours pareil. Ils me laissaient tous les choses qui les encombraient. Où croyaient-ils qu'elles allaient ? Eh bien elles restaient là, devant moi, et remuaient en geignant. Je devais m'en occuper. J'avais un endroit spécial pour elles : une boîte en bois aussi grande qu'une malle. Depuis le temps, ça s'accumulait.
Je saisis la masse gluante qui gémit. De l'autre main, j'ouvris le couvercle de la malle.
Un hurlement en sortit. Grinçant et métallique. Rien à voir avec les gonds. Ça venait du contenu.
Ça tremblait, de la gélatine noire à reflets bleus, mouvante. Et ça criait ! Je balançai la nouvelle boule à l'intérieur. Elle fondit immédiatement dans la masse et ajouta sa voix à la multitude. Je refermai, en me demandant ce que je ferai quand la malle serait pleine. De quelle manière je pourrais m'en débarrasser.
Les gens qui venaient me voir n'imaginaient pas une seconde que je conservais leur mal-être, leur côté sombre, leur boulet, leur je-ne-sais-quoi dans cette malle. De toute façon, ils ne les voyaient même pas quand elles s'accumulaient sur mon bureau, trop concentrés à les laisser glisser en dehors d'eux. Je ne pouvais pas leur en vouloir.
Ils me payaient pour ça.

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