chapitre 2
Le soleil vient de se lever. Une nouvelle journée commence. Je vais devoir écouter encore et encore. De mon bureau, par la fenêtre, je vois des arbres et le ciel. Ce n'est pas si mal. Il y a sûrement pire comme vue. Un coup d'œil sur mon carnet de rendez-vous. Aujourd’hui je reçois Sandra. Ça sera la troisième fois. Elle ne devrait plus tarder. Parfois, les petits êtres visqueux ont du mal à glisser. Je suppose qu’ils sont bien là où ils sont. Ils restent accrochés comme des chancres, pompant la joie de vivre de leur hôte. C’est tout à fait ce qui se passe avec Sandra. Ils ne me connaissent pas. Plus tenace que moi, à part peut-être un crocodile affamé, il n’y a pas.
Je les aurai, et ils rejoindront leurs copains dans la malle. Les deux séances précédentes ont permis de les localiser. Ils s’aggloméraient en une boule noire et chaude juste dans le ventre de Sandra. Ça lui coupait la respiration, lui faisait venir des larmes et des envies d’en finir. Ensemble, on les a fait remonter dans la gorge. C’était pire. Elle est devenue toute rouge, ses bras battaient l’air et sa bouche s’ouvrait comme un poisson hors de l’eau. Je dois changer de technique.
Un coup bref sur la porte. C’est elle. Pile à l’heure.
Quand j’ouvre la porte, je constate que Sandra a pleuré.
— Je n’en peux plus ! me lance-t-elle en se précipitant à l’intérieur.
Le souffle d’air qu’elle déplace en passant devant moi a des relents de peur, et j’entends les petits êtres noirs ricaner très distinctement.
Sandra s’est assise sur le fauteuil. Elle m’attend. Elle a tellement d’attente. Elle pense vraiment que je suis le seul à pouvoir faire le boulot ?
— J’en ai partout ! hurle-t-elle. Ils se reproduisent. Je ne sais même pas comment j’ai pu venir jusqu’ici. Faites quelque chose !
En effet, je distingue très facilement des soubresauts et des vibrations sur son corps. Son visage est un paysage mouvant de creux et de bosses, et parfois des filaments noirs apparaissent puis repartent à l’intérieur. Elle doit vivre l’enfer.
Je dois employer les grands moyens.
— Fermez les yeux.
Mon ton est autoritaire, mais il faut ce qu’il faut. Tout le monde est attentif quand j’emploie ce ton et cette intensité dans ma voix. D’ailleurs, ça ne loupe pas : ses yeux se sont fermés, et les êtres visqueux qui l’habitent sont eux aussi en attente. Inquiets, il me semble. Très bien.
Sandra est complètement inerte. Elle a plongé très profond à l’intérieur d’elle-même. Parfait, on va pouvoir commencer. Dans ce genre de situation, la seule alternative est d’aller directement au contact. Alors je ferme également les yeux. Instantanément, mes perceptions sont décuplées : dix fois plus attentif, plus précis dans toutes mes facultés.
Sandra a disparu. Elle n’est qu’une masse noire, grouillante, mouvante et crépitante. Je suis maintenant une pompe à noirceur ; toute ma force vient du fait que ma lumière absorbe et attire ce qui la dévore.
Je m’adresse directement à celui qui dirige tout.
Le nœud, le cœur. Celui autour duquel toutes les petites boules malfaisantes tournent en rythme, en caquetant. Je le distingue très distinctement. Très précisément. Il émane de lui une malice ancienne. Très ancienne. Du temps où Sandra était enfant, petite et vulnérable.
Trois ans. Elle avait trois ans quand c’est arrivé. Je perçois de l’étonnement craintif. La partie ancienne se sent découverte, dévoilée. J’éclaire encore plus, j’inonde de ma clarté la surface pleine de picots acérés et métalliques. Elle s’est resserrée, concentrée. Elle ne veut pas. Elle ne veut pas savoir. Elle veut continuer à s’accrocher, à distiller son poison.
Ma lumière la saisit. Je l’entoure. Déconnecte un par un les ancrages violacés qui la relient à Sandra. Elle glisse, se défend, renâcle, négocie et finalement pleure, vaincue.
À la place, il y a à présent un vide immense. Il faut vite que je le comble, sinon ça va revenir. La nature a horreur du vide. Les contours de Sandra sont de nouveau visibles. Moi, je tiens dans mes mains cette masse palpitante qui couine. Elle n’est plus chaude. Un peu tiède. Toujours malfaisante. Elle me regarde.
— Tu vas aller dans la malle. C’est ta place. Sandra n’a plus besoin de toi.
Je joins le geste à la parole, ouvre le couvercle. Une cacophonie s’en libère. Je m’aperçois que ça ne va pas aller. Il y a un problème. La masse noire que je tiens dans ma main s’est précipitée au sol et s’enfuit par la fenêtre entrouverte.
Je me précipite. Trop tard, elle a disparu. Bon débarras. Aussitôt, je me dis que non, non, non. Ça ne va pas du tout. Sa place est dans la malle. Comment ai-je pu commettre une erreur aussi grossière ? En liberté, elle va pouvoir s’acclimater n’importe où. Se répandre et se diviser. J’ai lâché une bombe incontrôlable dans le monde réel.
Sandra, complètement avachie sur le fauteuil, ronfle doucement.
Mais le pire c'est que la malle est complétement vide. Tout les miasmes ont disparus.

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