chapitre 6
Il y a des moments dans la vie où l'on peut discerner très clairement deux chemins à emprunter. Des moments où on est à une bifurcation essentielle de son existence. Où on a cette conscience très précise que là, maintenant, c'est le temps de faire un choix. Devant l'entrée de cette cave qui descendait dans le noir j'en étais là.
Je pris une grande inspiration, mis le pied sur la première marche. J'abandonnais tout espoir de retour. Je savais que cette descente allait me transformer. Une force m'attirait dans le fond comme un aimant. Je voulais savoir. Savoir ce qui se cachait dans l'ombre. J'étais descendu tout en bas. J'y étais. Je ne pouvais plus reculer. J'avais emprunté ce chemin; le chemin vers mes zones d'ombres.
Je laissai quelques instants à mes yeux pour s'habituer à l'obscurité.
La cave sentait, sans surprise, le moisi.
Une humidité pénétrante me glaça.
Je cherchai à taton sur les murs suintants un interrupteur.
Ma main effleura une forme gluante.
Qu'avais-je touché ?
Dans la pénombre, je finis par distinguer un gros interrupteur qui se détachait du mur.
Je l'actionnai.
Aussitôt une ampoule nue au plafond s'alluma faiblement.
Je devrais m'en contenter.
Je me trouvai dans une petite pièce, basse de plafond.
Le sol en terre battue luisait d'humidité grasse.
Le silence qui régnait ici vibrait.
Des objets cassés, recouverts de poussière, jonchaient le sol.
Je pouvais reconnaître des bouts de jouets, des vieilles voitures miniatures rouillées, des légos maculés de boue.
Une poupée démembrée fixait le plafond de ses yeux morts.
Au fond de cette pièce, accroché au mur, un immense tableau représentant un portrait de femme.
Je m'approchai, intrigué.
La présence de ce tableau dans cet endroit me paraissait parfaitement incongrue.
Le tableau décrivait une scène dans la campagne.
Au premier plan, il y avait une rivière et, au bord, reposant sur un plaid à carreaux, une femme somnolait lascivement.
Elle avait un de ses bras sur le visage, peut-être pour se protéger du soleil.
Elle portait une longue robe blanche avec une ceinture rouge et fine à la taille.
Il s'en dégageait une telle quiétude.
Et les détails, magnifiquement précis, donnaient à l'ensemble une netteté incroyable.
Elle bougea.
Elle retira son bras et se redressa.
Je reculai, les yeux écarquillés.
— Tu sais qui je suis.
Elle l'avait dit avec un mélange de douceur et d'attente.
Bien sûr, que je savais... maman.
— Tu vois où tu m'as mise ? Dans le noir et l'humidité ? Cela fait si longtemps que j'attendais ta visite. Je suis tellement désolée de tout ce que je t'ai laissé porter pour moi.
Les bras le long du corps, j'étais tétanisé par cette apparition.
Incapable d'articuler le moindre mot.
Des vagues de souvenirs, d'images, de bribes revenaient en moi.
Je me rendais compte avec une lucidité persiflante que je n'avais plus pensé à ma mère depuis une éternité.
Je l'avais mise de côté. Dans les limbes de ma mémoire. Dans le noir.
Je sentais mes yeux s'embuer.
Je laissai mes larmes couler sur mes joues sans les essuyer.
— Comment je peux faire pour te sortir de là ? croassais-je.
Elle ouvrit ses bras, fit un large et beau sourire.
— Il suffit que tu ouvres ton cœur, mon petit.
J'observais mon cœur.
Je vis une forme blindée et cadenassée.
Impénétrable. Lourde. Si lourde.
Je ne voulais plus de ça.
Je sentis à l'intérieur de moi un déclic.
Un bruit de verrou qu'on actionne.
Ce fut au début douloureux et très vite apaisant.
Le passage de l'ombre au soleil.
Je compris en un instant que les miasmes ne pouvaient pas être seulement récoltés et stockés.
Ils devaient aussi être transformés.
Transformés en amour.
Sinon ça n'avait aucun sens. Aucune finalité.
Les retirer laissait des vides.
Si on ne les remplissait pas avec de l'amour, alors c'est la haine qui arrivait et qui débordait.
C'est exactement ce qui était arrivé avec Sandra.
Il fallait absolument que je la retrouve.
— Merci maman. Je t'aime.
Elle avait disparu du tableau.
Seul restait le paysage bucolique, la rivière qui coulait.
Je savais parfaitement où elle était à présent.
Ragaillardi par cette certitude, je voulus reprendre l'escalier pour retrouver l'extérieur et commencer mes recherches.
Il avait disparu.
Juste un mur à la place.
Et au plafond aucune trace de la trappe d'accès.
Cette maison ne voulait pas me laisser sortir.
J'inspectais minutieusement la pièce.
Est-ce qu'un passage m'avait échappé ?
En effet, dans l'ombre, sur ma droite, une ouverture que je n'avais pas encore remarquée.
C'était logique. La cave devait être aussi grande que le plancher de la maison.
Ça faisait sens en tout cas.
C'était très étroit. Juste la place pour me faufiler en me mettant sur le côté.
Je débouchais tel un bouchon de champagne dans la pièce d'à côté.
Je trouvais là aussi un interrupteur de la même génération que le précédent.
La lumière blafarde que l'ampoule diffusait dissipa les ténèbres comme elle put.
Des étagères métalliques couraient contre les murs, servant d'habitations à des générations d'araignées et de scolopendres.
Sur les tablettes rouillées, des pots de confiture antédiluvienne et des bouteilles contenant un liquide trouble.
Une réserve en cas de guerre ? me demandais-je ?
Tout occupé à tenter de déchiffrer les étiquettes moisies, je ne pus voir ce qui avait fait ce bruit.
Un bruit qui donnait la nausée.
Un mélange entre un raclement de gorge encombrée et une salivation de quelque chose d'affamé.
Et de mécontent.
malgré ma calvitie, je vous jure que je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête.
La peur . La peur gluante me recouvrait de sa texture visqueuse.
Je me retournais lentement.
Deux points rouges dans le noir.
Qui me fixaient.
Et de nouveau ce bruit.
Insoutenable.
Un molosse. Trapu. Les muscles tendus. Prêt à bondir. Les babines tremblotantes et retroussées sur des dents bien trop longues et bien trop pointues.
Il était entré dans la lumière, avançant comme seuls les prédateurs savent le faire.
Une alarme retentit dans mon crâne.
Mon cerveau reptilien prit le relais.
Combattre ou mourir.
Je n'avais plus que cette alternative.
Je saisis une bouteille, la frappai violemment contre une étagère.
L'odeur d'alcool envahit la pièce mais je ne la sentis pas.
Tous mes sens étaient focalisés sur le danger en face de moi.
Le tesson dans la main, les jambes arquées, les pieds ancrés au sol, j'attendis l'assaut du monstre.

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