L'Acolyte (partie 1)

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Les tavernes, ça n’avait jamais été son truc. Il y était mal à l’aise. Il y rentra comme il en avait l'habitude : la tête enfoncée entre les épaules, regardant ses pieds, évitant de bousculer qui que ce soit. Gras-Double, le chat obèse de la patronne, l'avait tout de suite remarqué. Couché sur un tonneau, ses bourrelets dépassant nonchalamment sur les côtés, le matou dévisageait ce freluquet au pas peu assuré.

Le félin obèse était depuis toujours un pilier de comptoir. Ni les bruits ni les odeurs de la taverne n'avaient eu jusqu'alors raison de sa présence. Mais alors que le gamin s'approcha du comptoir, il feula bruyamment et détala.

Sa propriétaire, la patronne, était occupée à astiquer une chope et surveillait les ivrognes du coin de l'œil. Le garçon se racla bruyamment la gorge, mais pas assez pour attirer l’attention. La chaleur, le bruit, l’absence de lumière vive et le plafond bas commençaient déjà à lui taper sur les nerfs. L’odeur épaisse et moite de nourriture frelatée lui donna un haut-le-cœur. Le poing serré, il frappa la table du comptoir dans l'espoir que la patronne le remarque.

Elle parla avant même de se retourner vers lui.

— Ouais, ouais, j’t’ai vu gamin ! beugla l’aubergiste. Tu bois quoi ?

Le garçon fronça les sourcils.

— Je bois pas. Je viens voir quelqu’un.

— Ben moi je parle pas à ceux qui boivent pas. Alors, tu bois ou tu te démerdes !

Elle se rapprocha, sa taille s’appuyant sur le rebord. Sa tunique trop serrée laissait déborder ses formes généreuses, la peau rose apparaissant au travers des trous. Elle aurait pu attirer un marin en mal d’amour, mais l’absence de plusieurs dents à son sourire, une vilaine cicatrice au front ainsi que sa mâchoire de travers devaient en rebuter plus d’un. Son odeur de vache malade complétait le lot et garda le garçon à une distance raisonnable.

Celui-ci sortit un sou de sa poche.

— Je prendrai une bière, alors.

La femme leva un sourcil et prit la pièce, le regarda avant de le fourrer dans une poche de son tablier sale. Elle remplit la chope qu’elle tenait et l'abattit lourdement devant le garçon.

— Voilà, gamin. Bon, c’est qui qu’tu veux voir ?

— Je viens voir le Crabe.

— Et… tu lui veux quoi au Crabe ?

La tenancière s'accouda et son haleine sentait aussi fort qu'un déversoir d’eaux usées un soir de grosse chaleur.

Le garçon retint sa respiration et ne dit rien, le regard planté dans les yeux vitreux de la bonne femme. Elle le détailla comme un morceau de viande appétissant, puis après une longue minute, elle détourna le regard en faisant mine d’essuyer une tâche.

— Pour c’que ça m’intéresse, fit-elle en haussant les épaules… Il est à l’étage, en train de cuver, sûrement. Il tient plus aussi bien qu’avant, alors vas-y doucement avec lui.

— Merci, dit-il promptement en saisissant sa chope.

Il se retourna et se dirigea vers les escaliers au fond de la pièce. Malgré le manque d’éclairage, il se déplaça au milieu des tables où certains, probablement dérangés dans leurs magouilles et leurs petits secrets, le toisèrent d’un sale œil. Une fois en haut, l’air y était plus chaud et la puanteur plus épaisse.

Trois des cinq chambres étaient vides, et il valait mieux au vu de l’état de la literie. La quatrième était occupée par au moins deux personnes en pleins ébats, les rires et les râles mêlés aux bruits à peine filtrés par la porte branlante.

Il arriva à la cinquième chambre. La porte entrouverte laissait voir une bougie posée sur un tabouret.

— Le Crabe ? Vous êtes là ? demanda-t-il.

Il entendit un frottement de couverture, le craquement du bois d’un lit en mauvais état, puis une quinte de toux. Une voix reprit :

— C’est toi Carthasi ? J’te paye demain, j’t’ai dit ! Laisse-moi dormir, bonté divine…

— C’est pas Carthasi, c’est … La Lumière m’envoie.

Il ouvrit et le vieil homme se redressa lentement, faisant craquer ses articulations. Le teint cireux, le visage marqué par des rides profondes et des cernes violacés, le Crabe se tourna vers le garçon.

— Ah… C’est donc toi. Bien, assieds-toi.

Il lui désigna d'un doigt osseux un autre tabouret sous une table vermoulue. Le garçon déplaça le siège près du lit et s’y assit avec précaution. Le plancher grinçait dangereusement.

— Tu t’demandes c’que tu fais là, hein, gamin ? dit-il d’un ton sec.

— J’imagine que c’est pour un message, ou un truc du même genre ? Je pense pas que ce soit pour une bénédiction…

Le vieux l’interrompit d’une violente quinte de toux. Il parvint à reprendre son souffle, un vilain filet d'écume au coin de la bouche.

— J’vais aller droit au but, gamin. Ma femme est morte assassinée y’a quelque temps, j'sais pas par qui, ou par quoi, et encore moins pourquoi. Elle suivait la… la Lumière Éternelle, ou quelque chose comme ça.

— Gardienne, le reprit le garçon en soupirant. Mes condoléances.

— Ouais, gardienne, éternelle… peu importe. N’empêche qu’on l’a tuée chez nous. Elle avait un petit autel, où elle faisait ses petites prières. Je la laissais faire, c’était son truc à elle qu’elle tenait de ses parents. Le problème, c’est que tout a été mis sens dessus dessous, le seul truc qui manquait chez nous, c’était ce petit pendentif qu’elle avait autour du cou. En forme d’étoile. Ou de soleil, je sais plus.

— Quel était son nom ?

— Jeani Luta.

Le nom ne lui disait rien. Le Crabe eut une nouvelle quinte de toux.

— Et… alors ?

— Bah… quand j’ai retrouvé la petite étoile là où d'habitude elle planque les clés de la maison, j’ai eu un peu les jetons, tu vois ! Si elle l’a cachée là, c’est qu’elle savait qu'on allait la tuer !

Le garçon fronça les sourcils. Il but une gorgée de bière et posa sa chope par terre, réprimant une moue de dégoût.

— Oui voilà, tu piges toi aussi ! Et s’ils découvrent que c’est moi qui ai l’étoile, renchérit le vieux, ils vont me tuer aussi.

Le Crabe porta à la hâte la main à sa poche et tendit le pendentif. Le petit talisman doré réfléchit la lumière de la bougie en un vif éclat. À bien y regarder, ce n’était ni un soleil, ni une étoile, mais une minuscule créature de nature inconnue entourée de rayons lumineux.

— Tiens, débarrasse-moi de ça, tu veux ? Que ça dégage de ma vue ! Lumière Éternelle, mon cul oui !

— Gardienne, le reprit encore une fois le garçon, non sans agacement.

— Ça garde rien du tout ! Jeani est morte et j’ai pas envie de la rejoindre alors fous-moi le camp avec ton grigri !

Le garçon regarda un instant le pendentif tendu comme une menace devant lui, puis le prit entre ses doigts, l'enveloppa dans un linge et le rangea soigneusement dans sa besace.

— J’irai voir mon ordre s’il peut t’apporter de l’aide, Crabe.

— Va te faire voir avec ton ordre ! Et ferme la porte en sortant.

Le jeune homme se releva. Il sortit prestement de l’auberge du Griffon Rouge, pour pouvoir enfin respirer normalement. Une fois dehors, il fut aux aguets, comme si l'oppression qu'il avait ressenti à l'intérieur s'était muée en une angoisse diffuse. Il pressa le pas et s’engouffra dans les ruelles des bas quartiers d’Aldradan, alors que le jour déclinait. Il lui fallait rejoindre l’ancien port, là où ses confrères s’étaient réfugiés.

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