Le Port (Partie 2)

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L’air frais et salé du matin le gifla et lui rappela qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Il lui restait quelques pièces, l’occasion d’offrir en plus de sa gratitude un bon repas à celui qui l’avait sauvé.

Ædemor rabattit sa pelisse sur sa tête, et se dirigea dans l’allée. Certains ivrognes ou vagabonds traînaient parfois dans le renfoncement d’un bâtiment. Des humains pour la plupart, parfois des Valwyns et plus rarement des Undurs. Il se rapprochait du port et la foule commençait à grossir. Ses pas le menèrent sur la place en face de la criée, où un grand marché s’étalait. Il chercha rapidement et tomba sur l’éventaire d’un boucher.

Parfait, les Gors raffolent de viande séchée, réfléchit Ed.

Il prit à l’étal suivant quelques fruits, échangea rapidement quelques mots et quelques pièces puis s’esquiva discrètement de la place.

Les ruelles étroites de la cité offraient une visibilité limitée à ceux qui pourraient le suivre. Avec prudence, il profita d’un croisement pour changer d’itinéraire, bifurquant dans une autre allée, puis revenant sur son chemin un peu plus loin. Il arriva non loin de l’endroit où il avait quitté Grum, mais quelque chose n’allait pas. Des passants regardaient dans la direction de la cabane, et d’autres étaient attroupés un peu plus loin. Avançant prudemment, il entendit au loin une voix qui criait :

— … comme ce Gor fauteur de troubles ! Les assassins passeront par la justice du roi Mordin ! Les crimes ne restent pas impunis dans le royaume de Lerminon !

Ædemor avança derrière l’attroupement et demanda à un curieux :

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Bah, encore une bagarre qui a mal tourné, lui répondit une femme en se retournant à moitié. Un pauvre type embroché et suspendu à un mur, avec une hache ! Les gens sont complètement fous !

— Et puis comme par hasard, c’est un Gor qui est dans le coup ! renchérit un vieil homme à côté. Toujours les mêmes fourrés dans ces combines si vous voulez mon avis…

Ædemor aurait bien voulu lui faire ravaler sa réplique, mais il devait rester discret. Il fallait sauver Grum. C’était la moindre des choses : le semi-Gor l’avait mis à l’abri et défendu contre un danger sans même le connaître.

Pendant qu’Ed réfléchissait, quatre soldats emmenèrent leur prisonnier ligoté et bâillonné. Grum avait dû être surpris dans son sommeil, dénoncé par la populace et molesté par les gardes. Cependant, ceux-ci ne prenaient pas la direction de la caserne, mais se dirigeaient vers la grand-place du marché.

Un lynchage public. Aldradan et sa justice expéditive… pensa-t-il, fronçant les sourcils.

Il fallait faire vite. Il n’avait pas l’avantage du nombre, mais le monde se pressant autour de lui pouvait offrir une diversion suffisante. À condition de l’effrayer suffisamment pour créer l’émeute.

Il prit une rue parallèle à toutes jambes et se fraya un passage parmi les badauds qui convergeaient vers la place, attirés par la rumeur de l’exécution comme les mouches par un cadavre. Le trajet fut interminable et c’est à bout de souffle qu’il atteignit le marché du côté de la criée.

Il regarda autour de lui et repéra rapidement une échoppe intéressante : un huilier. De l’autre côté de l’esplanade : le fourneau d’un boulanger. Son sang ne fit qu’un tour.

S’engouffrant sur la place, il saisit à la volée un tisonnier dépassant du four, sans que le marmiton travaillant sa pâte s’en aperçoive. L’odeur appétissante du pain en cours de cuisson fit gargouiller son estomac vide. Brandissant le fer rougeoyant au-dessus de sa tête, il se dirigea de l’autre côté de la place.

Un incendie devrait suffire.

— Qu’est-ce que tu fais, mon garçon ? demanda un passant inquiet.

Ed l’ignora et fonça. Il prit son élan et donna un grand coup de pied dans une grosse barrique qui répandit un liquide noirâtre sur le sol pavé. L’étiquette indiquait « Graisse de tortue-crabe de Mynareth non raffinée ».

Ædemor regarda le marchand incrédule et lui cria :

— Écartez-vous ! Éloignez-vous d’ici !

— Mais… arrêtez-le !

Ed lança le tisonnier dans le fluide malodorant et protégea ses yeux.

La flamme bleutée apparut aussitôt et le souffle chaud en résultant projeta du liquide enflammé sur les étals voisins.

— À la Garde ! Arrêtez-le ! s’écriait le commerçant.

Il avait agrippé le poignet d’Ædemor. Celui-ci le repoussa violemment en arrière et s’enfuit dans l’allée d’où il était arrivé sur la place. Des mains tentèrent d’agripper le fugitif, mais, emporté par sa course, rien ne l'arrêta. Des cris d’alarmes et d’effroi jaillirent tout autour de lui. Les flammes naissantes se répandirent rapidement et la panique grandit dans l’assemblée. Un tonneau de combustible explosa et l’air se gorgea de fumée et de suie. L’incendie grandissait et devenait incontrôlable. La foule n’essayait même plus de calmer les flammes se répandant, elle s’éloignait du danger.

La cohue grossit et s’amplifia. Le feu avait atteint les docks et les habitations en bois s’embrasaient comme de l’herbe sèche. D’autres explosions tonnaient sur la place. Malgré le chaos ambiant, un groupe s’obstinait et pointait du doigt Ædemor.

— Hé toi, là-bas ! Reviens ici !

Le marchand d’huile l’avait suivi et avait rameuté d’autres péons.

Il s’enfuit de plus belle, rebroussant chemin dans les ruelles de Rivguen. Le dédale qu’il arpentait depuis toujours était bondé. L’écroulement d’une maison instilla la panique parmi les curieux qui regardaient à leur fenêtre. Chaque seconde passée alimentait l’affolement des habitants.

Ædemor avait contourné toute la place et finit par arriver juste derrière les quatre gardes encadrant Grum. Trois d’entre eux tentaient vainement de calmer la masse agitée. Repoussés petit à petit, ils cédaient du terrain, reculant dans la rue. L’autre gardait Grum face à un mur, sa lance pointée dans son dos.

— Il est là !

Le marchand d’huile. Sa voix lui parvenait diluée dans la marée humaine. Comment avait-il réussi à le suivre à travers le flot de piétons ? Sans se retourner, Ed se dirigea vers Grum, nageant dans le courant chaotique de la populace effrayée. Il se faufila dans le dos du soldat gardant Grum. L’odeur de fumée et de graisse brulée commençait à parvenir jusqu’à lui.

Il dégaina la dague et abattit son pommeau sur le casque de cuir de l’homme d’armes qui vacilla et tomba sur le côté dans un souffle rauque.

— Viens ! fit-il en tranchant les liens de ses poignets.

Le Gor enleva son bâillon et sourit. Le soldat au sol s’était relevé, reprenant ses esprits au milieu de la piétaille. Le flot apeuré avait englouti deux des autres troupiers.

— Bordel ! Tu m’as mis dans une de ces rognes, toi !

Ædemor vit Grum projeter dans les airs le soldat. Grum exulta d’un rire tonitruant. Il saisit l’autre garde et le lança comme un vulgaire ballon.

— Ædemor ! Mon pote ! T’es un génie !

— Viens, faut filer tout de suite !

— Allez, quoi, j’peux m’amuser un peu ! Vu qu’ils m’ont traité comme une merde !

— Laisse tomber, Grum ! On va y passer si on reste là !

Ædemor hurlait désormais. L’incendie avait gagné le port et les bâtiments attenants. La fumée devenait plus épaisse et la chaleur plus oppressante. Les cris de panique les entouraient.

— Allez, Grum ! D’autres gardes vont venir !

— Le voilà ! Tu vas payer, salaud !

Le marchand l’avait retrouvé et l’avait empoigné au col d’un air menaçant. Grum lui décocha un coup de poing si puissant qu’il fut projeté sur les badauds qui le suivaient, les renversant comme un jeu de quilles.

Il n’en fallut pas plus pour que les deux quittassent à toute vitesse ce lieu, se noyant dans la nuée. Ædemor jeta sa pelisse sur le dos de Grum et ils coururent dans le dédale des ruelles vers le sud de Rivguen.

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