F16 - Le fait du prince

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On raconte que les propos suivants furent tenus par un sénateur des États-Unis à un jeune député en lice pour les élections primaires, à quelques pas du bureau ovale:

"Ce qui est étonnant avec vous Richard, c'est que vous confondez encore le Président des États-Unis avec Dieu tout Puissant. A chaque fois que je vous entends parler de cette fonction, j'y perçois toujours cette même révérence et cette candeur. Mais, pensez-vous vraiment qu'il domine sur tout et tout le monde ? Qu'il plie les gens à sa volonté et fait tout ce qu'il veut ? Le Président n'est qu'un homme enchaîné, Richard ! Entravé ! Vous qui avez débuté une campagne, vous avez bien compris que l'on atteint pas ce poste seul, sans soutien. Vous êtes parti à la pêche aux appuis, vous avez fait jouer vos relations, et les relations de vos relations, vous avez siphonné votre carnet d'adresses à la recherche de personnes de poids, celles qui pourront parler de vous et vous ramener des voix. Et c'est ce qu'il faut faire. Mais voici que vient le premier obstacle.

Votre équipe a dû vous informer du prix de votre campagne, et vous vous demandez sûrement comment vous allez réunir cette somme. Car vous en êtes très loin ! Mais qu'espériez-vous ? Atteindre le sommet en ralliant seulement ceux qui pensent comme vous ? Ha ! Je vais vous dire, mon cher: c'est impossible. Vous devez séduire des gens qui n'ont pas les mêmes valeurs que vous. Ni les mêmes intérêts. Tout ça parce qu'ils ont les voix ou l'influence qui vous manque. Ne le sentez-vous pas déjà ? Cette impression de vous embourber depuis peu ? Ce sentiment que chaque gala de soutien, chaque levée de fonds, chaque ligne en plus dans votre liste de mécènes vous contraint plus qu'elle ne vous libère ? Eh bien, ça ne va aller qu'en empirant. Vos amis ne suffiront pas, vos connaissances non plus, Richard. Vous allez devoir vous compromettre avec vos ennemis du parti, quémander leur électorat, morceau par morceau, et si vous êtes devenu assez "sérieux", ils accepteront de vous porter.

Mais en échange… Haha, en échange… Ils vous prendront vos idéaux. Votre programme durement construit, votre vision peaufinée, polissée. Petit à petit, ils vous demanderont d'y renoncer. Soutien après soutien, ils rongeront vos bonnes intentions, ébranleront vos rêves de probité, ceux que vous avez en ce moment même, si beaux, si immaculés ! Plus vous grimperez dans les sondages, plus vous vous écarterez de vos idées. Pour deux malheureux pourcents, vous promettrez un poste de ministre à votre rival ; pour l'appui d'un milliardaire, vous oublierez la taxation des grands groupes. Vous serrerez tellement de mains, donnerez tellement d'accolades, que le jour où vous poserez la main sur la Bible devant le Capitole, il ne restera plus rien de vos promesses. Ne vous y trompez pas Richard: votre serment ne sera qu'un parjure.

Vous vous tiendrez là, devant le peuple qui vous a consacré, et vous leur promettrez un monde radieux tout en sachant que rien n'en sera. Peut-être espérerez-vous encore que la fonction fera tout ; que votre « aura » nouvellement acquise fera tomber toutes les barrières. Mais pour tenir vos engagements, il vous faudra la majorité du Parlement ! Et là, rebelote, Richard ! Vous voudrez faire passer votre réforme de la santé ? Il faudra convaincre le sénateur qui ne peut pas piffrer vos idées sur les armes à feu ! Vous voudrez agir sur les armes à feu ? Allez convaincre l'autre député que vous avez trompé sur la santé ! Chaque soutien haïra un projet différent. Ce sera tellement bien réparti que vous en rirez presque. La voilà la vérité. Tout votre mandat, vous traînerez les boulets que vous aurez acceptés pour atteindre la place suprême.

Et nous touchons là au vrai pouvoir, cher ami: il n'est pas dans les mains d'un seul, à la vue de tous. Il est caché dans les bureaux des sénateurs, des députés, de vos amis industriels ou magnats de la presse. Éparpillé bien entendu ! N'allez pas croire qu'un seul de ces groupes, détient tous les leviers, non ! Chacun a son pré carré, son influence et chacun en use de son mieux. Certains ont plus de pouvoir que d'autres, c'est indéniable et sur le papier, oui, vous serez celui qui en a le plus. Mais quelle façade, Richard ! Quelle façade !

Vous vous agiterez sur la scène, retenu à chaque membre par des élastiques que d'autres se chargeront d'actionner. Vous voudrez partir à gauche ? Ils vous tireront à droite. Vous lèverez le bras, il y aura toujours quelqu'un pour vous en prévenir. Vous sentirez ces élastiques, constamment. Où que vous alliez, ils vous obsèderont. Mais vous savez quoi ? Vos électeurs, eux, n'y verront que du feu. Ils assisteront à vos virages télécommandés, sans en comprendre le pourquoi. Et ils vous détesteront. A ce moment-là, vous ne pourrez plus y faire grand-chose: la moindre décision que vous prendrez vous reviendra à la figure. Voilà la prison ovale qui vous attend derrière cette porte, Richard. Maintenant que vous savez, voulez-vous toujours y entrer ?"

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