F17 - Exil - Partie 1
Comme beaucoup, Javier Salavez dût fuir le régime de l'infâme Montega le jour où celui-ci fit arrêter les membres de l'opposition. Son poste d'assistant au secrétaire de son parti le positionnait haut sur la liste des cibles. Aussi, si le danger qu'il encourait dans la capitale était grand, grande aussi fut l'assistance qui l'aida à franchir les barrages de police. En ces temps, la République était encore une nation agricole jusque dans les faubourgs de sa plus grande ville. Il n'était donc pas rare que de nombreux tracteurs acheminent denrées et autres produits vers le reste du pays. C'est par ce moyen de transport que Javier, dissimulé dans une caisse, elle-même enfouie sous un amas de bottes de paille, traversa incognito les dispositifs de police.
Des heures durant, par une nuit glaciale qui figeait les paysages secs et jaunis des hauts plateaux, l'ancien cadre vécut la solitude exigüe de sa caisse en bois, que la paille convertissait en cercueil balloté par les cahots de la remorque. Il tenta vainement de tromper sa solitude et sa peur en estimant sa position, en cherchant à deviner la distance qui le séparait de la capitale, désormais repère de l'hydre totalitaire qui enserrait le cœur de sa patrie. Il pensa aux villages que le tracteur ne manquerait pas de traverser, aux paysans qui subiraient les nouvelles lois et la confiscation de leurs récoltes. Il pensa aux citadins qu'il venait de quitter et qui, l'un après l'autre se verraient fichés, observés par l'appareil de surveillance, l'œil du palais qui déjà se mettait en branle. Il pensa à sa mère et à son père, eux aussi paysans, qui par idéal, avaient sacrifié leurs économies pour offrir à Javier l'éducation qu'ils n'avaient jamais eue, pour lui offrir un avenir, des études et un métier important. Il ne les avait pas déçus. Mais maintenant, enfermé dans sa boîte, il priait Dieu, en qui il avait pourtant cessé de croire, le suppliait de les protéger des foudres du régime qui, à cause de ce même métier ne manqueraient pas de s'abattre sur eux. Il pria pour que son meilleur ami, Ernesto, les atteigne avant la junte, et les emmène loin de la terre qui les a vus naître, et qui voudrait bientôt les voir mourir. Il pria pour Laura, la revit dans le train de la veille quittant le quai, et pensa au risque immense qu’il avait pris en se rendant à la gare, juste pour la voir une dernière fois. Il entendit à nouveau les promesses qu’ils s’étaient faites, le dernier baiser qu’ils avaient échangé. Il constata son impuissance et pleura amèrement, s'estima indigne de sa fonction, indigne d'avoir fui. Il maudit sa lâcheté, de ne pas avoir combattu l'arme au poing jusqu'à la dernière goutte de sang, face à des militaires qui l'auraient pourtant massacré. Il pensa à ses amis, pour certains déjà morts, pour d'autres déjà à l'étranger, pour d'autres encore, croupissant dès ce soir dans les geôles, à la merci des tortionnaires, des bourreaux, et il désespéra. Car l'armée de Montega n'était pas l'amas de bandits de films que l'Amérique autoproclamée produisait en boucle, ceux qui capturaient le héros et lui laissaient une chance de s'échapper, ou qui, par pitié ou incompétence, offraient toutes les occasions de victoire au bien. Non, l'armée de Montega, méthodique, cruelle, neutralisait toute résistance. Elle tuait les hommes, leurs femmes et leurs enfants, ou pire les laissait en vie quand la souffrance et la douleur servaient mieux leurs intérêts. Elle interdirait tout, réduirait à néant les corps et les esprits, elle essorerait, elle écraserait, elle anéantirait. Déjà à distance, malgré les kilomètres indénombrables, elle anéantissait le sommeil de Javier.
Sans jour, ni nuit, ni répit, il n’eût pas conscience des journées qui défilèrent, tout juste des rares arrêts du tracteur. A la dernière halte, lorsque le bruit des bottes de pailles retirées arriva à Javier, la caisse s’ouvrit, et un éclat orangé l’aveugla. Le soleil se couchait. Perdu, sans pouvoir regarder autour de lui, il se laissa guider par son sauveur. Mais son sauveur l’abandonna aussitôt :
- Je ne peux pas rester. Les gens vont poser des questions. Voici ton bagage.
L’homme lui remit un sac en toile pourvu de quelques vivres, puis le quitta à la hâte. Javier, toujours malvoyant, regarda vers sa destination : à l’ouest, vers la frontière, le ciel se détachait de la plaine aride et des montagnes dans des formes molles et floues. D’où il lui semblait être arrivé, les environs désolés exposaient leur vide jusqu’aux horizons. Désormais seul et sans rien derrière lui, Javier entama sa marche.
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