F18 - Exil - Partie 2

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Au deuxième jour de marche, Javier Salavez commença à manquer d’eau. Écoeuré de l’inertie subie dans sa caisse, il s’était juré d’atteindre la frontière sans faire de halte. Quarante heures durant, il avait progressé sous le soleil pesant et la pleine lune, mais le sommeil négligé, les chaleurs et le rationnement se rappelèrent à lui lorsque les étendues arides laissèrent place aux pentes volcaniques.

Sur des kilomètres s’éparpillait le résultat d’éruptions et de coulées de lave durcies. Des roches aux bouts anguleux, aux aspérités infinies, déployaient leurs aiguilles tous azimuts comme pour se protéger des visiteurs indésirés. Ça et là, des amas abrasifs de plusieurs mètres de haut, témoignant des dernières coulées le forçaient à poser les mains sur un sol tranchant et inégal. Ses chaussures en cuir, taillées pour les salons feutrés, lui martelaient les pieds. Il en faisait fi, encore rassuré à l’idée que personne n’irait le traquer dans ces régions désolées. Mais sa solitude trouvait vite sa raison : le soleil au zénith faisait rayonner la roche noire à ses pieds; sous l’air surchauffé, ses sourcils gorgés distillaient la sueur salée dans ses yeux, l’empêchant de distinguer les objets flous des mirages. Il chercha un lieu d’ombre, un rocher plus haut que les autres, le moindre sol lisse qui accueillerait son corps fourbu sans le percer de ses pointes, mais un tel endroit ne se présenta pas. La nature s’associait à la junte militaire pour le priver de repos.

Après plusieurs heures, il arriva en haut d’une pente pour constater qu’une nouvelle étendue de basalte succédait à la précédente, s’étirant à nouveau devant lui. Il la contempla : pas de repère sur le sol, pas de caillou plus gros qu’un autre pour marquer son avancée. Il ouvrit sa gourde sèche, la versa inutilement dans sa bouche, et reprit sa marche alors que sa transpiration cessait peu à peu. Ne pas regarder autour de soi, fixer le sol en espérant que le paysage défile plus vite : Javier tenta de s’oublier, de continuer machinalement. Mais chaque fois qu’il relevait la tête, rien n’avait bougé, les monts environnants s’ancraient au même endroit et le toisaient tout autant. Il ralentissait, c’était sûr à présent, mais il refusait d’y penser. Il eut un vertige, puis un autre, il eut l’impression qu’il glissait en arrière alors qu’il restait courbé vers l’avant, errant tout droit dans un silence que ses pensées comblèrent bientôt avec la vue d’un seul homme : l’infâme Montega. Il eut beau lutter de tout son mental, chaque idée, chaque souvenir, chaque rappel le ramenait au tyran. Que faisait-il pendant que Javier dépérissait dans les plaines sèches ? Il sirotait probablement un cocktail à la terrasse de son palais, tandis qu’un de ses odieux sous-fifres lui apportait un rapport attestant de sa totale réussite. Pensait-il une seule seconde à toutes ses victimes ? Certainement pas. Mais elles, n'avaient que lui en tête. Comme Javier, elles dirigeaient leur ressentiment et leur haine en pure perte vers celui qui les obnubilait. Là était la plus grande victoire du dictateur: tous le voyaient comme un ennemi personnel alors que lui s’en moquait. Dans la solitude de sa marche, Javier entend ses diatribes et son baragouinement distordu par les hauts-parleurs : un concerto de mensonges grossiers et d’appels au meurtre envahit son esprit et l’obsède. Il cherche à y échapper lorsque le bruit d’une colonne de blindés lui parvient. Il se retourne sur le champ. Des chars par dizaines, surplombés de soldats, des camions de troupes fonçant droit à lui: rien de tout cela ne parvient à ses yeux, mais persuadé de la menace, il marche en se retournant sans cesse, les oreilles saturées de discours. Une autre voix émerge enfin pour les couvrir: celle de Laura. La plaine désolée devient un jardin, Javier s’y voit avec elle, au bord de l’étang du grand parc de la capitale. Ils se promettent l’un à l’autre qu’ils ne se marieront jamais, un pied de nez à leurs parents. Il sent cette promesse se réaliser plus vite que prévu. Il tend la main dans le vide pour caresser ses cheveux, embrasse l’air et continue à marcher, assailli d'illusions. A force de ruminer ses plans de contre-révolution, ils deviennent imparables. Dans son esprit, des militaires le soutiennent enfin. Le peuple, d’un bloc, le porte aux nues comme le leader de la libération. Il se voit sur un char, saluant la foule amassée ; il se voit à la tribune du Sénat, déclamant son discours, mettant fin par les mots au régime mortifère. Les gradins se dissipent en une côte anthracite à gravir. Il la remonte, bientôt à quatre pattes. Sa tête est vers le sol, il se refuse à regarder trop avant. Les insultes des députés adverses lui parviennent pendant qu’il rampe, marche après marche. Il sent leur souffle sur son dos. Encore persuadé d’être parmi eux, il arrive au sommet de la côte et découvre l’après. Une nouvelle étendue, plus verte, s’achève par ce qui lui semble être un village. Devant, une lente rivière lui barre la route : la frontière.

Sa torpeur, sa fatigue ne sont soudainement plus. Javier est debout. Il descend la pente sans égard pour les rochers coupants qui l’entourent. Ses pieds glissent sans douleur sur le sol alors que le rivage arrive à lui. Il avale la distance avec une vitesse qui ne l’étonne pourtant pas. Au loin, après les flots, une silhouette le regarde. Il en discerne les courbes, familières. Puis le visage se précise : c’est elle. Il se jette dans le faible courant, le choc thermique lui fait l’effet d’une décharge. Ses pieds se décollent du lit de la rivière trop profond. Seuls ses bras le tirent vers l’autre côté, ses jambes ayant cessé le travail. Le cours de l’eau le déporte vers la droite. Il ne peut rien faire si ce n’est avancer, frapper l’eau de ses bras, le visage tantôt immergé, tantôt cherchant l’air. Après d’infinies minutes, son corps touche le fond dur, il s’y appuie, sort des eaux exténué, rampe le long des rives. Il lève les yeux mais tout est flou : au loin, des points semblent se mouvoir, à quelques mètres, il devine Laura. Dans la boue du rivage, il tente de prendre appui sur ses mains mais s’effondre dans la douleur. Il rampe à nouveau vers elle à la seule force de ses coudes. Elle devrait déjà être arrivée à lui, maintenant…

Javier relève la tête dans sa direction : plus de silhouette, rien que les plaines d’un pays qui n’est pas le sien.

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