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Le lendemain au boulot, j’étais à l’aise, au calme, serein. Les alcooliques scandaleuses étaient en AM (arrêt maladie, pour les non-français), une institution nationale, un des piliers de notre système. Dès qu’un problème secoue la société, on brandit la carte AM. Il faut dire que le médecin est le pivot de tout en Frankaoui. Pas un pas sans la médecine et sa bénédiction : obtention d’un crédit, pratique du sport, danse de salon, yoga, permis de pêche, course de tondeuses à gazon, pétanque, droit de travailler, sexe. Même pour mourir, il faut l’aval du Doc. Santé Publique France commande à tous et à tout. Un conflit dans une administration ? AM. Un désaccord de branche ? AM. Un blocage syndical ? AM. On court chez le Doc pour un AM et le Doc fait un AM pour 26.5 € avec le sourire qui va bien pour éviter de se prendre une baffe. Si, si, c’est possible Sidi ! Combien, tu veux ? La semaine ? Deux semaines ? Hein ? Le mois ? Tu abuses, Sidi !

Ainsi, la sécu paye pour les conneries des gens et c’est bien normal, madame. On y a droit, on a voté pour ça ! On le vaut bien !

La Delphine prétendit cependant bosser en TT (télétravail), doux euphémisme, pour soulager sa conscience probablement. Quant à Anaïs, elle était tout bonnement aux abonnés absents.

J’en profitai pour faire un peu de ménage dans le système, installant des sécurités, réglant les services, mettant à jour les composants obsolètes. Le système marchait enfin comme il devait.

Madame Chiffon vint en personne me voir, toujours flatter le petit personnel, c’est important pour motiver les troupes.

— Lorenzo, depuis que vous êtes là, c’est… Formidable. Le rendement de l’entreprise à fait un bon, le personnel est motivé comme jamais, le système fonctionne, la fraude aux bons de réduction a cessé… Je veux vous embaucher en CDI !

— Je suis indépendant, madame… Mon propre patron.

— Appelez-moi Caroline, voyons ! Nous sommes dans la même équipe, non ?

— Heu… Ah bon ? Depuis quand ?

— Mais oui… Voyons, vous vous moquez toujours ! Mais vous seriez un atout précieux pour l’entreprise. Je suis prête à vous proposer un salaire plus que généreux. Songez-y. De la stabilité dans votre vie, pourquoi pas un nouveau départ pour vous, avec une famille…

— Peuh… Beurk !

— Allons, allons, quel mal y a-t-il à rentrer dans le rang ?

Oui, quel mal y a-t-il à être comme tout le monde ? Pensée unique, conventionnelle, limitée par le politiquement correct, puis plus de pensée du tout. L’individu réduit à ses données stockées dans les bases de données des Gogol et consorts. Je suis un homme libre, je ne suis pas un numéro qu’on classe, déclasse, range, répertorie, tri… Je suis moi, unique, différent, je ne suis pas une brique de plus dans le mur, je refuse de marcher au pas dans ce modèle civilisationnel féminocrate.

Manifestement, Caroline attendait une réponse.

— C’est que j’ai un problème profond avec l’autorité, les règlements, voyez-vous.

Elle soupira.

— Lorenzo, qu’attendez-vous de la vie ?

— Conquérir le monde, c’est évident.

Elle pouffa, comme toutes les femmes à qui j’avais fait cette réponse.

— Vous ? N’est-il pas trop tard, mon pauvre ?

— Peut-être. Mais au moins j’essaye et j’espère. L’espérance donne la force de supporter l’existence. Et vous, votre vie vous satisfait ? Avez-vous concrétisé vos rêves ?

— Mais parfaitement. Vous en doutez ?

— Monsieur Chiffon est de votre avis ?

— Mon mari ? Mais nous sommes un couple parfaitement heureux ! Je suis une femme comblée ! Tous deux nous avons réussi nos vies ! C’est évident ! Voyez par vous-même !

Manifestement agacée, elle s’en alla rejoindre les hautes sphères du bonheur conjugal et professionnel. Que tout cela sonnait faux. Elle avait frotté son pied sur ma queue au resto, c’est ça une femme comblée ? Menteuse ! Toujours mentir et se mentir, voilà ce qui définit le mieux la femme. J’aurais dû baiser salement cette pimbêche condescendante. Pourquoi ne l’avoir pas fait ? Moi qui d’habitude n’hésite pas à planter mon bâton ?

Par exigence ! Il me faut un certain challenge maintenant dans mes conquêtes éphémères. Quitte à me damner, je veux du panache. À moins de culbuter une bombasse, il m’en faut plus, à présent. Je veux dominer physiquement, mais aussi ruiner intellectuellement. Oui, c’est cela. Après moi, un champ de décombres émotionnels, une remise en question existentielle totale. Un choc affectif autant que pelvien. Le Gengis Kahn des alcôves : après mon passage, ruine et dévastation des certitudes et des évidences. Un vide psychologique abyssal nécessitant un soutien psychologique d’urgence, grande spécialité Française.

Je suis présomptueux, bouffi de prétention. I know, i know.

Les jours passèrent et la fin de semaine approchait. C’était bientôt l’heure du retour à Moulinsart en tant que clandestin. Liliane s’était parfaitement remise de la dernière séparation, m’ayant quasi oublié, alors qu’elle voulait mourir si je ne revenais pas. La vie m’a appris un truc : on est bien peu de chose en ce monde pourri. Je l’appelai et d’une voix toute innocente, elle m’annonça :

— Lorenzo, j’ai arrangé tes affaires…

— Et ?

— J’ai rencontré un fonctionnaire charmant, il a été particulièrement compréhensif.

— Sérieux ? Et ?

— Ton dossier est en cours et une réponse favorable est plus que probable. Je dirai même que c’est dans la poche. Tu es quasi-Belge, mon amour.

— T’as couché avec ce mec ?

— Hein ? Comment tu me parles ? Tu me prends pour une…

— Salope… Oui, l’idée m’a traversé l’esprit. J’ai des kilomètres au compteur quand même...

— Lorenzo ! Après tout le mal que je me donne pour toi, pour nous, pour notre vie de couple…

— Tu t’es tapé ce crapaud ?

— Je vais t’expliquer… Tu n’as aucune confiance en moi, alors ? Putain, je suis choquée !

— T’as écarté les cuisses pour ce cafard ? Mais rien ne te dégoûte, alors ? Il n’y a pas de limites à ta perversion ?

— Je t’interdis de… Tu es jaloux ? Lorenzo, tu es jaloux ?! J’adore !

— Pff ! Moi jaloux ? Non mais tu m’a bien regardé ? Non, juste… écœuré ! C’est trop là !

— Oh ! Mais alors…

— Quand je pense à ce con que sa femme ne supporte plus… Et toi… Beurk !

— Je n’ai pas couché avec ce type ! Juste…

— Juste quoi ?

— Sucé ! Voilà ! Mais je l’ai fait pour toi ! Et il a dit que tu comprendrais. Je ne sais pas pourquoi il a dit ça, d’ailleurs, mais sur le moment, je m’en fichais, j’avais juste envie de m’enfuir.

Ce con de Lefut. Chauve, vilain, Belge à manger du foin et qui se permettait de me narguer ! C’était dur à avaler. Certes j’avais trombiné sa grosse Brigitte… je n’étais pas irréprochable. Mais quand même. Pourrais-je endurer une fellation de Liliane, désormais ? Ma queue en serait-elle souillée irrémédiablement ? Telles étaient les questions primordiales qui m’agitaient.

— Lorenzo, tu m’en veux ? Dis quelque chose ! Tu sais que je n’aime que toi !

— Il y a plus de mots… J’avoue que même un baratineur comme moi, des fois… Ça m’a claqué le beignet...

— Lorenzo ! Ce n’est pas vraiment tromper ! D’ailleurs, tu vois, je suis honnête, je te dis tout. Dis que tu me pardonnes !

— Ouais…

— Lorenzo… Pardon…

— Ouais…

— Lorenzo, tu seras un sujet du roi des Belges et plus un immigré clandestin ! C'était pour toi !

— Ouais…

Oui, il y a des hommes qui sont faits pour souffrir. C’est moi. Rien ne me sera donc épargné dans cette vie ? Toujours la faute des femmes, il fallait bien en convenir. C’était ma punition divine pour ma vie de débauche. J’entendis en mon for intérieur la scène du Commandatore de Don Giovanni de Mozart, et les paroles fatidiques me revinrent en mémoire :

Pentiti, cangia vita,

è l’ultimo momento!

Repens-toi, change de vie, c’est le dernier moment…

Non, les hommes comme moi ne se repentent pas. On négocie parfois, on se sauve souvent, on arnaque, on manipule, mais on ne se repent pas. On dit NON, comme Don Giovanni. Avoir la classe ou pas. L’avoir, point c’est tout.

Un mail pour le sys-admin attira mon attention.

« Racaille de mercenaire de mes deux, tu sers la soupe à cette pourriture de Chiffon, contre les travailleurs, tes frères. Depuis que tu es là, notre vie est un enfer ! Salaud Lorenzo ! Va faire un tour au « Jardin fleuri », tu pourras la voir sous son vrai jour, la patronne. Elle y est tous les vendredi soir. T’auras les couilles d’y aller ? »

Il me fallait donc endurer toutes les insultes en cette journée ? Jamais ça s’arrête ? C’est trop là ! J’ai pas mérité ça ! Il n’y a qu’une femme pour avoir ce style. De gauche, prolo, fauchée et sans mec. Delphine ? Non, assurément. Anaïs : elle roule en scooter et ses oreilles sont du gruyère. Bon profil.

Le jardin fleuri ? Je fouillai le net et trouvai l’adresse d’un club privé : soirées mondaines, ambiance chaleureuse et de bon goût. Ticket d’entrée pas donné et surtout un entrefilet surprenant : accès réservé aux membres. Qu’est-ce que c’était encore que ce binz ? Devais-je m’y rendre ? Me laisserait-on entrer ? C’était pas gagné cette histoire.

Cependant, ma curiosité était piquée, comment résister ? La mère Chiffon avait donc une double vie ? Qui l’eût cru de cette femme si honorable ? Après l’aveu de Liliane, la duplicité des femmes ne pouvait me surprendre. La duplicité des hommes ? Ne comparons pas deux notions totalement différentes. Les femmes se prétendent honnêtes et se drapent d’honorabilité. Il faut les croire sur parole, même quand elles racontent n’importe quoi.

Je décidai que je n’avais aucune chance de franchir le seuil de club. Inutile d’aller me frotter aux vigiles de l’entrée.

Maugréant, j’emballai mes affaires. J’en avais marre de ce boulot et de cette ambiance. Je rentrai en Belgique le lendemain et basta. J’allai au bureau de madame Chiffon pour la prévenir et demander le virement de mon fric.

— Madame Chiffon, je pars.

— Lorenzo, prenez le week-end pour réfléchir. Je suis prête à vous donner un bonus pour prolonger votre mission, surtout que Delphine est absente encore la semaine prochaine, vous n’allez pas me laisser avec le service informatique sans personne ?

— Embauchez un intérimaire.

Ses ongles longs jouèrent un morceau impatient sur son bureau de verre impeccable.

— Soit. Comme je vous apprécie beaucoup, si nous en discutions ce soir autour d’un verre, à mon club.

— Ce soir ?

— Ce soir. Vous aviez quelque chose de prévu ?

— Mon hôtel de merde, quelques parties d’échecs en ligne. La belle vie quoi.

— Venez, vous ne serez pas déçu et je suis sûre de vous faire changer d’avis.

— Monsieur Chiffon, sera là ?

— Laissez mon mari où il est. Je suis une grande fille indépendante, fit-elle avec un sourire en coin.

Elle s’empara de son Mont Blanc et griffonna sur un post-it.

— Voilà l’adresse. Je laisserai des instructions à l’entrée. Vous viendrez ?

À mon demi-étonnement, c’était l’adresse du Jardin fleuri. J’avais mon laissez-passer. Fallait-il y aller ? Je redoutai une assemblée de vieux morpions poussiéreux et guindés, médisants sur la racaille et la décadence Française. Me voyant hésiter, elle ajouta, tout en mettant sa main sur la mienne :

— Je compte sur vous.

— Je verrai… J’en parle à ma femme et…

— Je ne vous imaginais pas comme ça…

— Je blague. Je viendrai. Virez mon fric, ça m’encouragera.

— Vous pouvez avoir confiance en moi…

— Pour les questions d’argent, je n’ai confiance en personne.

— Quel homme ! Quel homme ! Tenue correcte exigée, mon cher.

— Ouais…

Devais-je prolonger cette mission ? Continuer une semaine de plus ? Aller à ce club bizarre ? Qu’allais-je y trouver ?

Autant de questions que je me posai.

Alors que faire ?

Bzzz !

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