Chapitre 3

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J'ai toujours aimé plaire. Inédiablement.

D'ailleurs, je pense que c'est un sentiment tout à fait humain. Déjà, c'est flatteur et ensuite, ça me rassure : je suis toujours jolie aux yeux de quelqu'un. Je ne sais pas d'où m'est venue cette lubie (ai-je manqué d'amour parental ? Ai-je été abandonnée ?) ; en tout cas, elle était bien présente.

Mais en grandissant, le regard des hommes a, progressivement, commencé à me déplaire. Autre le fait que plus on grandit, plus on se rend compte du nombre de pervers qui peuvent entourer une jeune femme, je n'aimais tout simplement pas qu'un homme pose un regard "différent" sur moi. En fonction des invités de mes parents ou de nos hôtes, je choississais mes tenues. Si je savais que nous rendions visite aux Martin, je pensais directement à leur fils aîné qui, dès que ma poitrine avait commencé à apparaître, m'avait traité différemment.

Plus important encore, je croyais que ce n'était pas normal. À seize ans, toutes mes amies rougissaient et attendaient que le garçon sur lequel elles avaient craqué les regardent avec des yeux de merlan frit-ça, c'est mon avis- avant qu'il ne vienne leur parler. Je n'avais jamais ressenti cela. Même devant la télévision. Quand Clark Gable embrassait l'actrice principale, cela ne me faisait ni chaud ni froid-quand cela ne me repoussait pas. Peut-être étais-je trop immature ? Je ne sais pas, en tout cas, une chose était certaine : plus le temps passait, moins les hommes m'intéressaient. Je n'étais jamais tombée amoureuse de l'un d'entre eux, et cela ne me préoccupait pas plus que cela : j'avais d'autres chats à fouetter.

À l'époque, je n'étais pas inquiète : mes parents étaient au contraire ravis qu'aucun petit-copain ne vienne me distraire dans mes études.

Cependant, je m'inquiétais dès la fin de l'été. Non seulement les garçons ne m'intéressaient vraiment pas, mais je ne pensais qu'à Barbara. Ce n'était pas normal. Je ne pensais à elle, comme on pense à ses amies filles. Je pensais à elle, comme à quelqu'un dans les bras de qui on a envie de se blottir, comme à quelqu'un avec qui rire, parler, pleurer; comme à quelqu'un qu'on a envie de serrer, fort, fort. Trop fort. Comme une femme pense à un homme.

Je l'ai compris car j'ai reconnu Barbara dans le discours que mes amies avaient sur leurs petits-amis.

Je ne pouvais pas. Il fallait que je suis normale. Il fallait que je me reprenne. Jamais, au grand jamais on a vu deux femmes s'aimer. Je voulais en avoir le coeur net.
Je pensais donc à un ami, Georges. Georges était le genre d'adolescent sans morale et vaniteux. Il était doué d'une intelligence scolaire remarquable, sans devoir faire beaucoup d'efforts. Évidemment, j'étais très jalouse. Comme il ne travaillait pas, il devait bien s'occuper : il sortait avec des femmes plus âgées, souvent mariées, et se contentaient de les sortir de leur quotidien. Il prenait soin d'elles, de plusieurs manières. Autrement, les après-midis il vendait illégalement des cigarettes en bas de la rue Fabre , rue qu'il ne fallait pas fréquenter après une certaine heure quand on était une jeune femme.

Un jour, Georges m'attendait devant la grille du lycée, là-même où je l'avais rencontré. Nous étions très bons amis, et passions souvent du temps à deux après les cours. En tout honneur, puisqu'il ne se serait jamais rien passé de romantique entre nous.

-On y va ? M'invita-t-il comme à son habitude.

Sur la route, il ne me dit mot de ce qui m'attendait, bien que je l'en supplia à maintes reprises. Arrivés chez lui, je salua poliment la femme qui repassait devant la télévision avant de monter dans sa chambre. La maison était grande et bien entretenue : ses parents étaient aisés et avaient même une femme de ménage pour aider sa mère. Georges m'assura que de sa chambre, personne n'entendait rien, tellement les pièces de cette maison était bien insonorisées. Je m'assis sur son lit, le regardant se tenir debout près de la porte fermée.

J'étais très proche de lui, et nous nous confiions facilement l'un à l'autre. Je lui avais donc, tout naturellement, parlé de mon manque de considération envers une quelconque relation romantique avec un garçon. Ceci est important à préciser, puisque ce qu'il va se passer dans cette chambre a un lien avec cette histoire.

Nous étions assis l'un à côté de l'autre. J'hésitais.

-Georges ?

-Hum ?

-Tu veux bien m'embrasser ?

Il me regarda comme si j'étais folle.

-Quoi ?

J'avais besoin de savoir. -Georges, je commençais en m'asseyant par terre à côté de lui, toi et moi nous connaissons très bien. Il m'écoutait attentivement.

-Je ne suis pas amoureuse de toi, enlève cette idée de ta tête tout de suite. Il eut un soupir de soulagement.

-Mais, tu t'y connais, en... tout ça. Je pris une grande inspiration.

-Georges, rends-moi un service, veux-tu, et embrasse-moi. Juste une fois. Mes yeux devaient briller, parce qu'il semblait concerné.

-Je dois savoir.

Je n'eus pas besoin de dire plus. Il comprit. Il avait beau avoir un côté très masculin (pour ne pas dire macho), il avait pour moi une grande empathie. Nous en avions discuté.

Il me demanda si j'étais prête. Je dis oui. Je fermais les yeux. Ça m'enlevait déjà un peu de gêne. Quand je sentais sa bouche sur la mienne, je me crispa. Il approfondit rapidement le baiser. Georges embrassait bien certes. Alors qu'il oeuvrait, j'eus ma confirmation. Une pensée, droite, transcendante, comme un éclair de lucidité, dans mon cerveau : J'aimerais que ce soit Barbara.
Je passa le pas de ma porte, m'apprêtant à m'enfermer dans ma chambre et réfléchir à comment couper une partie de moi-même. C'était sans compter sur mes parents, m'interpellant le pied à peine posé dans l'entrée.

«Emma, il faut qu'on te parle. Assise sur le canapé, je comprends que je vais encore m'en prendre une.

-Emma, commence ma mère, la rentrée a eu lieu il y a une semaine, et ton comportement pose déjà problème. C'est parti.

-En t'envoyant chez ton frère, on pensait que tu comprendrais, mais non. Tu parais te tenir là-bas, mais pas avec nous.

-On a donc pris le décision de t'envoyer faire ta terminale là-bas.

Je me retiens de sauter de joie. Qu'ils sont cons. Ils m'envoient au paradis. Non seulement mon frère n'est pas derrière moi en ce qui concerne ma scolarité, puisqu'il me considère déjà à peine; mais en plus, ils me renvoient chez Barbara. C'est sûrement le plus beau jour de ma vie.

Je baisse la tête, usant de ma meilleure interprétation de la tristesse. Mon père poursuit :

-Barbara est entrée à la maternité ce matin, Jacques nous a appelé. Dès que le petit naît, on va le rencontrer. Tu resteras à ce moment-là. Les démarches ont déjà été effectuées.

J'acquiesce, grimpe dans ma chambre et saute de joie sur mon lit. Connaissez-vous, ce sentiment, indescriptible, de savoir que vous allez vivre sous le même toit que la femme que vous aimez ? Moi, oui. Je dois vous dire, il est extraordinaire.

Finalement, je parvins bien à ma chambre. Et je pensais, comme ça, que le destin était bien drôle, et que peut-être était-ce là, le message subliminal. Enfin de compte, comment devrais-je lutter dans une maison où vit le femme que je semble aimer, comme je suis censée aimer un homme ?

Ma vie prenait un tournant romanesque, et j'étais déjà une artiste. Un artiste n'est jamais plus inspiré par le secret. Alors, en silence, j'acceptais déjà, un peu, sur la longue route d'être soi, que je suis homosexuelle. Plutôt, que j'aime Barbara.

Même en étant une femme.

*

Claude est né le 9 septembre 1969, à neuf heures cinquante-neuf du matin. Les médecins ont beaucoup rit de cette heure d'arrivée particulière : ils l'ont mis dans le lit numéro 9 de la pouponnière. Lorsque j'ai appris sa naissance, j'ai sauté de joie. Enfin la vie avec Barbara s'offrait à moi. La clinique était très petite, et la chambre numéro 9-décidément- était près de la porte principale.

Dans la chambre, nous avons découvert une désormais mère endormie, le visage tourné vers la fenêtre. Il pleuvait des cordes, mais un léger rayon de soleil arrivait à passer entre les nuages et bercer son visage de sa douce lumière : il y eut un arc-en-ciel.

Mon frère se lèva rapidement en nous voyant entrer, nous demandant de bien vouloir nous taire en mimant un doigt sur la bouche. Il nous emmèna doucement en direction du berceau, en face du lit.

Je fus la dernière à y jeter un oeil. C'était un gros bébé. Il faisait presque quatre kilos. Claude était gros. Claude était beau. Oui, je dois le reconnaître, c'était un très beau bébé. Ma mère ne pouvant s'empêcher d'émettre des petits cris ridicules, la maman se réveilla et nous sourit dans son demi-sommeil, pas encore bien sûre de savoir à qui elle avait affaire. Enfin, nos regards se croisent, et nous nous sourions. Mon coeur transpire. Il n'arrêtait pas de gonfler depuis que j'avais aperçu sa silhouette endormie. Je m'approcha d'elle alors que ma famille n'a pas encore remarqué son éveil. Elle se redressa lentement dans le lit. Je lui attrapa discrètement la main.

-Félicitations. Il est très beau.

-Merci.

Elle me sourit toujours. Mon Dieu ce qu'elle est belle, même avec toute cette fatigue peinte qui imprègne ses traits.

-As-tu fait bonne route ?

-Oui. Je suis contente d'être là.

-Moi aussi.

Je jetta un coup d'oeil à ma famille qui était toujours penchée sur le berceau. Je serra un peu plus sa main.

-Mes parents ne veulent plus de moi, visiblement. Mon regard changea, le sien aussi.

-Merci de m'accueillir.

-Bien sûr. Tu n'as pas besoin de nous remercier.

Depuis que je suis retournée vivre chez mes parents, je n'ai pas une seule seconde arrêter de penser prendre le train jusqu'ici. En cours, chez Georges, à table, dans mon sommeil. Eux aussi. Elle me manquait tous les jours. Depuis que je savais, tout ce qu'elle représentait pour moi, il m'était bien trop diffcile d'en vivre éloignée.

-Je suis contente que tu viennes habiter avec nous.

Je fondis. Je rougis même. Il y avait sous mes yeux tout ce qui comptait désormais.


Barbara sortit le 11 septembre. En attendant, je rentrais avec mon frère. «Je ne t'accompagne pas, tu sais où se trouve ta chambre désormais. -Merci. -Barbara a prévu un stock de toiles pour toi dans le garage. À ton aise.» Je ne répondis rien, rouge, et monta dans ma chambre. À peine mon sac vidé, je m'étendis sur mon lit. À travers la fenêtre, je pus observer la campagne dans la brume de l'automne. Tout me sembla si paisible. Mon coeur était gonflé.

Je repense au baiser de Georges. Je sais pourquoi il a accepté. Il m'avait fait remarqué que j'avais changé depuis mon retour de la campagne. Je lui avais parlé de Barbara, beaucoup, puisqu'elle fut mon été. Il avait compris avant moi.

Il m'avait demandé si j'aimais les femmes. Je ne savais pas, à l'époque. Ce n'était pas une question de genre : c'est parce que c'était elle. C'est aussi simple que ça.

De plus, depuis le baiser que Georges m'avait offert, et les sensations qui vont avec lorsqu'elle s'est invitée dedans, je ne cesse de m'imaginer la suite des évènements. Avec elle. Cet été déjà, j'avais ressenti du désir pour elle. Avant de me coucher, je pensais à d'autres scénarios de ma vie avec elle. Au bord du sommeil, je laissais ma garde tomber. Au petit matin, je les balayais, jusqu'au jour où je l'ai peinte, dans le jardin. Je n'avais plus chassé aucune pensée.

J'avais même fini par imaginer que l'enfant en elle, c'était le mien. Ça m'avait tellement plu. Des fois, je me dis que si mon frère partait, on pourrait l'élever toutes les deux.

J'avais envie de faire l'amour avec elle. Je suis sûre que mon frère ne savait pas bien le faire. Je suis sûre que je pourrais la faire se sentir aimée, moi.

Je voulais franchir la ligne. Mais j'étais mineure. Et elle était mariée. Rien ne semblait concorder dans notre sens. Et pourtant, tout, dans le fond, me paraîssait évident.

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