6.2

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Il fut convenu dès le lendemain de poursuivre la route vers le nord-ouest, en direction du Royaume de Litania. Là-bas, rien n’empêcherait Sayyêt et ses hommes de ressortir la combine des marchands itinérants. Et cette fois, aucun bijou bardé d’éléments compromettants ne pourrait les faire découvrir. Il avait été convenu qu’ils amasseraient assez d’argent, soit grâce à leurs connaissances -réelles, en l’occurrence- dans le commerce, soit dans leurs aptitudes au combat, en proposant leurs services à une bourgade excentrée. Une fois leurs bourses suffisamment remplies, il leur faudrait se payer un remodelage facial afin d’être définitivement hors d’atteinte.

Le nettoyage de nids de gargouilles et tanières de badaliscs… L’import-export d’épices ou de confiseries impériales… Jébril réfléchissait à toutes les options disponibles et envisagea même celle de vendre des parties de plaisir aux bourgeoises délaissées de Trecorrinti. Pourquoi pas, après tout ?

Les possibilités pour se refaire se bousculaient dans son esprit tandis que sa panse commençait à sérieusement crier famine. Les estomacs de ses compagnons -Mâstar compris- répondirent en cœur.

“Tân astafit hanê ya sukht yedu”, déclara Sayyêt.

Ses hommes posèrent les quelques gourdes et équipements sur le rebord d’un tronc effondré. Jébril demanda la permission de délier les pattes du berger skritt, et, après quelques inquiétudes de la part de Djéma, vite rassurées, celle-ci lui fut délivrée. Le chien avait cessé de lui grogner dessus et se laissait désormais plus ou moins manipuler. L’interprète l'attacha au tronc et désenchanta les liens autour de ses pattes. L’animal le fixa au moment où la pression des lianes faiblit. Ses amis sentirent leur respiration s’arrêter une fois de plus.

À la seconde où l’enchevêtrement de végétaux toucha le sol, Mâstar bondit et renversa Jébril sur le dos. Kéber et Malki se jetèrent sur lui pour tenter de l’extirper de ce danger mortel. Djéma se rua sur l’une des haches posées sur le tronc. La bête écrasa son museau sur le ventre terriblement vulnérable de son sauveur et… se frotta avant de se mettre sur le dos.

Incrédules, Kéber, Malki et Djéma se figèrent. Jébril se hasarda à glisser sa main sur le ventre du chien en évitant soigneusement la blessure, et ce dernier répliqua par des grognements de chiot.

L’animal se remit sur le ventre et s’affala sur l’interprète avant de reprendre son calme. Les Rébéens éclatèrent de rire.

“Lehâ, wa bak mabuyutnû ! s’écria Sayyêt, l'angoisse battant encore à l'intérieur de sa poitrine.

  • Nte mafushesh hwa thamenêt kuwess’ adrugh, ne ? répondit Jébril, rieur.
  • Hwa hat rakhtab !! répliqua Djéma, toujours sous le choc. Nte manowesh hwa na mafultwet nikhtô amli ?!
  • Ne, wa na manownû… L’ken nte smatrish nash magnûm terferit hwana”, sourit l'interprète.

Il se rappela du vieux chien qui vivait à côté de ses baraquements, dans sa jeunesse, et avec qu’il avait pris l’habitude de passer ses soirées. Une vague de bonheur l’emplit tandis que la bête s’était mise à somnoler.

“Mâstar… souffla l’interprète, ce qui extirpa ce dernier de sa torpeur. Tân ekhat na khuntabr. Chasser ? On va chasser ? Il faut qu’on trouve de quoi manger.”

Le chien bondit et se figea à côté du tronc, en attente des ordres. Malki et Kéber aidèrent leur ami à se remettre sur ses appuis.

“Cherche, Mâstar, cherche”, ordonna Jébril, avant de couper le lien qui le retenait attaché au tronc d’arbre.

L’animal, dont la plaie ne semblait entraver aucun mouvement, se jeta tête la première dans un fourré qu’il renifla quelques instants. Puis il émit un aboiement étouffé par la muselière en fixant le fond de la jungle.

“Ekhanûm !” s'écria Sayyêt.

L’ancien chef de meute reprit immédiatement ses instincts et et se faufila aisément entre les branchages et obstacles éparpillés un peu partout. Les Rébéens, encore trop mal habitués à ce nouvel environnement, le suivirent à grand peine.

L’animal les amena jusqu’à une pente boueuse qui donnait sur un étang. Des croassements emplissaient l’air. Les rébéens s’appuyèrent sur leurs bâtons pour ne pas se faire emporter par la boue, tandis que le chien continuait furieusement de dévaler la pente.

“Attends, Mâstar !” s’écria Jébril.

L'intéressé n’en eut que faire et acheva sa descente avant de disparaître dans l’épais feuillage autour de l’étang.

“Shaqân…” jura ensemble la troupe.

Les pieds se dérobaient à tout contrôle et la descente était de plus en plus rapide. Malki tenta tant bien que mal de s’accrocher à un arbuste mais ne réussit qu’à le déraciner avant de se faire emporter.

“Fathête il’stanekir !” ordonna Sayyêt avant de se jeter à l’eau.

Ses hommes le suivirent et sautèrent dans la mare. Des nuées de grenouilles affolées s’enfuirent à toutes jambes dans la forêt. L’eau, à la grande surprise des rébéens, était relativement fraîche et d’une grande propreté. Kéber put se hasarder à ouvrir les yeux tandis que ses pieds atteignaient le fond.

Il remarqua un bloc de pierre avec des symboles gravés, semi-enfoui sous la vase. Agrémentés de dessins, les symboles serprentaient la surface de la pierre. Le Rébéen fléchit les jambes avant de bondir vers la surface de l’eau. Ses amis étaient en train de reprendre leur esprits. Autour du marécage, c’était l’hécatombe : des dizaines de cadavres de grenouilles avaient été amassés dans un coin. Le tas était surveillé attentivement par Mâstar, qui, la mine triomphante, observait ses nouveaux compagnons s’extraire de l’eau.

Kéber aurait voulu hurler sur ce satané clebs, mais il se retint lorsqu’il le vit transporter des grenouilles sur son museau avant de les déposer au pied de ses compagnons. Le chien, dès qu’il remarquât son arrivée, en fit de même pour lui.

“Ha… Mit-ah, Mâstar. Merci.”

Le chien retourna à proximité du tas de grenouilles, l’air guilleret. Les Rébéens éclatèrent de rire, avant de les griller sur un tas de brindilles. Jébril récompensa le chien en lui donnant la totalité des os laissés après le repas. Puis, repue, la troupe décida de se reposer un instant autour de l’étang.

“Jébril, wa fultwun nate okô fasmatrit, déclara Kéber en pointant l’étang.

  • Masha ?”

Les deux amis plongèrent à la recherche du morceau de pierre. Une fois au fond, ils tentèrent de l’en extraire, mais la pierre était bien trop lourde. Ils durent avoir recours aux bras de Malki avant de la hisser hors de l’eau. Mâstar examina longuement l’objet, tandis que l'interprète, après l'avoir décrassé, tentait de déchiffrer les symboles.

Sur la première face, on pouvait découvrir la figure d’une sorte de grand singe en armure entouré de flammes. Derrière lui, d'autres singes plus petits et organisés en rangs levaient la main droite. Le dessin était entouré d'inscriptions.

“Nte efish ? demanda Kéber.

  • Ne, souffla Jébril. Nu hat djamrawti nêj skritawti. L’ken wa iktô magênû efet… Yuhud aw YudhaGuerre aw incendie, il’skritawtir. Ya han jêtêt bataille du Wafrat, amrak Wafratôm.”

***

Un frémissement dans les feuillages extirpa les Rébéens de leur sieste. Mâstar se raidit immédiatement et flaira les alentours. Son grognement fit fuir les oiseaux perchés sur les arbres autour de l’étang. Les bruits continuèrent ; le chien intensifia les avertissements. La troupe se jeta sur les armes et s’organisa en cercle. Des feuilles se pliaient tout autour d’eux. Mâstar ne lâchait pas d'un iota la source des mouvements.

“Calme, calme…” souffla Jébril, qui tentait autant de rassurer l'animal que lui-même.

Le bruissement des feuilles cessa. Les Rébéens baissèrent leurs armes l’espace d’une seconde. Puis, flottant dans les airs, une paire d’yeux violets se détacha du décor. La chose devant eux, qu’elle soit esprit, démon ou simple hallucination, se mit à grogner à son tour. Mâstar cessa tout mouvement et conserva le silence.

Jébril sentit que la chose prenait appui sur le sol et désenchanta en urgence la muselière de Mâstar. À l’instant où la dernière entrave du chien toucha le sol, ce dernier bondit sur la paire d’yeux.

Un rugissement fendit l’air. Mâstar reçut un violent coup sur sa blessure mais ne couina pas. Sa mâchoire s’écrasa sur la bête. Des tâches de sang se fixèrent dans l’air et prirent une forme de masse velue. Malki s’approcha et abattit sa hache de toutes ses forces. L’animal ne sembla pas réagir et resta focalisé sur le chien. Les autres Rébéens joignirent leurs forces et flanquèrent une nuée de coups à la masse invisible. Des gerbes de sang volèrent et achevèrent de dessiner le corps de la créature. Les hommes purent découvrir une masse musculeuse et poilue, dont l’épaisse gueule se terminait par des moustaches. L’animal finit par céder sous la pluie de coups. Sayyêt s’écroula après qu’elle ait rendu son dernier souffle. La vue de ses amis recouverts de sang lui évoqua des moments douloureux.

En plus d’avoir rouvert la plaie de Mâstar, le léopard avait réussi à lui déchirer la peau en plusieurs endroits. Jébril enlaça le chien encore dopé à l’adrénaline.

***

Kéber utilisa un bout de bois taillé pour tenter de dépecer le monstre gisant. La pointe s’enfonça difficilement sous le sternocéphalique avant d’arriver à retirer de larges lambeaux de peau. Sous la carapace trônaient des organes tout à fait banals.

“Masha mahat ? demanda Jébril.

  • Na nownû, wan okh. Akdesh hate stanekir”, ordonna Kéber.

Jébril s’exécuta et porta le bout de peau à l’étang. Il le frotta un instant et au moment de le ressortir… Il constata que la main qui le portait avait disparu. Ses compagnons furent sous le choc. Les sorts d’invisibilité pouvaient prendre des années avant d’être maîtrisés par les éléments les plus prodigieux des inquisiteurs impériaux, et cette monstruosité était capable de l’utiliser comme si de rien n’était ?

Sayyêt ordonna de récupérer autant de peau que possible. Il jubila : c’était l’occasion rêvée d’échapper à toute forme de surveillance. Il suffisait de chasser encore deux ou trois de ces démons pour que toute la troupe bénéficie de ses atouts.

Les hommes écharnèrent la peau tant bien que mal durant le reste de l’après-midi, tandis que Mâstar avalait goulûment des morceaux d’os et de chair.

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